ART (Aspects culturels) La consommation culturelle
Code et capital culturel
La logique de ce que l'on appelle parfois, dans un langage typiquement « pédant », la « lecture » de l'œuvre d'art, offre un fondement objectif à cette opposition. La consommation est, en ce cas, un moment d'un processus de communication, c'est-à-dire un acte de déchiffrement, de décodage, qui suppose la maîtrise pratique ou explicite d'un chiffre ou d'un code. En un sens, on peut dire que la capacité de voir est à la mesure du savoir ou, si l'on veut, des concepts, c'est-à-dire des mots dont on dispose pour nommer les choses visibles et qui sont comme des programmes de perception. L'œuvre d'art ne prend un sens et ne revêt un intérêt que pour celui qui est pourvu de la culture, ou de la compétence culturelle, c'est-à-dire du code selon lequel elle est codée. La mise en œuvre consciente ou inconsciente du système de schèmes de perception et d'appréciation plus ou moins explicites qui constitue la culture picturale ou musicale est la condition cachée de cette forme élémentaire de connaissance qu'est la reconnaissance des styles, caractéristiques d'une époque, d'une école ou d'un auteur et, plus généralement, de la familiarité avec la logique interne des œuvres qui est supposée par la délectation artistique. Le spectateur dépourvu du code spécifique se sent submergé, « noyé », devant ce qui lui apparaît comme un chaos de sons et de rythmes, de couleurs et de lignes sans rime ni raison. Faute d'avoir appris à adopter la disposition adéquate, il s'en tient à ce que Erwin Panofsky appelle les « propriétés sensibles », saisissant une peau comme veloutée ou une dentelle comme vaporeuse, ou aux résonances affectives suscitées par ces propriétés, parlant de couleurs ou de mélodies sévères ou joyeuses. On ne peut en effet passer de ce que Panofsky appelle la « couche primaire du sens que nous pouvons pénétrer sur la base de notre expérience existentielle » à la « couche des sens secondaires », c'est-à-dire à la « région du sens du signifié », que si l'on possède les concepts qui, dépassant les propriétés sensibles, saisissent les caractéristiques proprement stylistiques de l'œuvre. « Quand je désigne, écrit Panofsky, cet ensemble de couleurs claires qui est au centre dans la Résurrection de Grünewald comme « un homme aux mains et aux pieds percés qui s'élève dans les airs », je transgresse les limites d'une pure description formelle, mais je reste encore dans la région de représentations de sens qui sont familières et accessibles au spectateur sur la base de son intuition optique et de sa perception tactile et dynamique, bref, sur la base de son expérience existentielle immédiate. Si, au contraire, je considère cet ensemble de couleurs claires comme « un Christ qui s'élève dans les airs », je présuppose en outre quelque chose qui est culturellement acquis. » C'est dire que la rencontre avec l'œuvre d'art n'a rien du coup de foudre que l'on veut y voir d'ordinaire et que l'acte de fusion affective, de Einfühlung (empathie), qui fait le plaisir d'amour de l'art, suppose un acte de connaissance, une opération de déchiffrement, de décodage, qui implique la mise en œuvre d'un patrimoine cognitif, d'un code culturel. Ce code incorporé que nous appelons culture fonctionne en fait comme un capital culturel parce que, étant inégalement distribué, il procure automatiquement des profits de distinction.
Cette théorie typiquement intellectualiste de la perception artistique contredit très directement l'expérience des amateurs les plus conformes à la définition légitime : l'acquisition insensible de la culture légitime au sein de la famille tend à favoriser une expérience enchantée de la culture qui implique l'oubli de l'acquisition.[...]
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Écrit par
- Pierre BOURDIEU : directeur d'études, École des hautes études en sciences sociales
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