ART (Aspects culturels) La consommation culturelle
L'unité du goût : la disposition esthétique dans le système des dispositions
Le regard pur implique une rupture avec l'attitude ordinaire à l'égard du monde, qui, étant donné les conditions de son accomplissement, est une rupture sociale. On peut croire Ortega y Gasset lorsqu'il attribue à l'art moderne un refus systématique de tout ce qui est « humain », donc générique, commun – par opposition à distinctif, ou distingué –, c'est-à-dire les passions, les émotions, les sentiments que les hommes « ordinaires » engagent dans leur existence « ordinaire ». Tout se passe en effet comme si l'« esthétique populaire » (les guillemets étant là pour signifier qu'il s'agit d'une esthétique en soi et non pour soi) était fondée sur l'affirmation de la continuité de l'art et de la vie, qui implique la subordination de la forme à la fonction. Cela se voit bien dans le cas du roman et surtout du théâtre où le public populaire refuse toute espèce de recherche formelle et tous les effets (je pense à la distanciation brechtienne ou à la désarticulation de l'intrigue romanesque opérée par le Nouveau Roman) qui, en introduisant une distance par rapport aux conventions admises (en matière de décor, d'intrigue, etc.), tendent à mettre le spectateur à distance, l'empêchant d'entrer dans le jeu et de s'identifier complètement aux personnages. À l'opposé du détachement, du désintéressement, que la théorie esthétique considère comme la seule manière de reconnaître l'œuvre d'art pour ce qu'elle est, c'est-à-dire autonome, selbständig, l'« esthétique » populaire ignore ou refuse le refus de l'adhésion « facile » et des abandons « vulgaires » qui est, au moins indirectement, au principe du goût pour les recherches formelles. Et les jugements populaires sur la peinture ou la photographie trouvent leur principe dans une « esthétique » (il s'agit en fait d'un éthos) qui est l'exact opposé de l'esthétique kantienne. Alors que, pour appréhender ce qui fait la spécificité du jugement esthétique, Kant s'ingéniait à distinguer ce qui plaît de ce qui fait plaisir et, plus généralement, à discerner le désintéressement, seul garant de la qualité proprement esthétique de la contemplation, de l'intérêt de la raison qui définit le Bon, les sujets des classes populaires, qui attendent de toute image qu'elle remplisse explicitement une fonction, fût-ce celle de signe, manifestent dans leurs jugements la référence, souvent explicite, aux normes de la morale ou de l'agrément. Qu'ils blâment ou qu'ils louent, leur appréciation se réfère à un système de normes dont le principe est toujours éthique.
En appliquant aux œuvres légitimes les schèmes de l'éthos qui valent pour les circonstances ordinaires de la vie, et en opérant ainsi une réduction systématique des choses de l'art aux choses de la vie, le goût populaire et le sérieux (ou la naïveté) même qu'il investit dans les fictions et les représentations indiquent a contrario que le goût pur opère une mise en suspens de l'adhésion « naïve » qui est une dimension d'un rapport quasi ludique avec les nécessités du monde. Voyant dans l'épisode où don Quichotte pourfend les marionnettes de Maître Pierre, au grand étonnement des paysans passionnés par la représentation (Don Quichotte, 2e partie, chap. xxvi), un paradigme de ce qui oppose le peuple et les intellectuels dans leur relation aux fictions, on pourrait dire, très schématiquement, que les intellectuels croient à la représentation – littérature, théâtre, peinture – et non aux choses représentées, tandis que le peuple demande aux représentations et aux conventions qui les régissent de lui permettre de croire aux choses représentées.[...]
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Écrit par
- Pierre BOURDIEU : directeur d'études, École des hautes études en sciences sociales
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