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ART (Aspects culturels) Public et art

Du public aux publics

Cette mise en perspective historique des différentes catégories de publics incite à abandonner le point de vue globalisant sur « le » public de l'art, pour raisonner en termes de publics socialement différenciés. Les méthodes modernes de la sociologie et de son instrumentation statistique concourent à ce renouvellement de la problématique, notamment en ce qui concerne les publics des musées, étudiés pour la première fois à grande échelle par Pierre Bourdieu et son équipe, grâce à une enquête par questionnaires menée en 1964-1965 dans plusieurs musées français et européens. Publiés dans un ouvrage intitulé L'Amour de l'art, les résultats de cette enquête révélaient l'ampleur d'un phénomène aujourd'hui évident aux yeux de certains, mais dont, à l'époque, seule l'intuition pouvait fournir une évaluation : à savoir l'extrême inégalité sociale d'accès aux œuvres d'art par les musées et les expositions. Ainsi le taux de fréquentation annuelle présentait un écart de 0,5 pour les agriculteurs à 43,3 pour les cadres supérieurs et, surtout, 151,1 pour les professeurs et spécialistes d'art.

Or, par-delà ce constat, Bourdieu se livre à une critique en règle de la croyance en l'innéité des « dispositions cultivées », pour mettre en évidence le rôle primordial de l'inculcation familiale. Une telle problématique avait déjà été préparée par un autre ouvrage, Les Héritiers, où, sur la base d'un travail empirique similaire, avait été souligné le caractère socialement transmis des dispositions scolaires et, plus généralement, le rôle du « capital culturel », distinct du capital économique ; il en va de même pour l'accès aux œuvres d'art, en particulier la peinture, où ce phénomène est spécialement sensible, mais aussi la musique, le théâtre, la littérature, etc. C'est ainsi que se trouvent dénoncées les illusions de la « transparence du regard », de la faculté également accordée à tout un chacun d'être sensible à l'art comme par une « grâce » d'ordre mystique. Et c'est une métaphore religieuse qu'emploie Bourdieu dans son introduction, célèbre pour sa critique ironique des présupposés qui circulent, contre l'évidence, dans le monde de l'art, toutes tendances confondues : « En définitive, les anciens et les modernes s'accordent pour abandonner entièrement les chances de salut culturel aux hasards insondables de la grâce ou, mieux, à l'arbitraire des “dons”. Comme si ceux qui parlent de culture, pour eux et pour les autres, c'est-à-dire les hommes cultivés, ne pouvaient penser le salut culturel que dans la logique de la prédestination, comme si leurs vertus se trouvaient dévalorisées d'avoir été acquises, comme si toute leur représentation de la culture avait pour fin de les autoriser à se convaincre que, selon le mot d'une vieille personne, fort cultivée, “l'éducation, c'est inné”. »

Ainsi les musées, au lieu d'apparaître comme les instruments d'une possible démocratisation de l'accès aux œuvres (en tant que celles-ci y sont « publiques » et d'accès sinon libre, du moins relativement peu onéreux), révèlent-ils au contraire une bipartition fondamentale entre les profanes et ceux qui, pourrait-on dire, ont accès au culte, voire contribuent à matérialiser ou à accentuer cette coupure : « Si telle est la fonction de la culture et si l'amour de l'art est bien la marque de l'élection séparant, comme par une barrière invisible et infranchissable, ceux qui en sont touchés de ceux qui n'ont pas reçu cette grâce, on comprend que les musées trahissent, dans les moindres détails de leur morphologie et de leur organisation, leur fonction véritable, qui est de renforcer chez les uns le [...]

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Salle de <it>La</it> <it>Joconde </it>au musée du Louvre - crédits : M. Rosan/ Age Fotostock

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