ART (Aspects culturels) Public et art
Quel art pour le public ?
Une telle problématique peut paraître, cependant, fort éloignée des préoccupations des créateurs, qui par définition ne peuvent s'adresser au « non-public » et n'ont pas besoin de lui : on est là au point de distance maximal non seulement entre le public et l'art, mais aussi entre les artistes et les destinataires de leurs œuvres. On constate, en fait, que l'étendue du public et la proximité avec le monde de l'art sont inversement proportionnelles – à la masse du « non-public » ou du public occasionnel et peu acculturé s'opposant le petit nombre des interlocuteurs privilégiés, pairs ou acheteurs et critiques. C'est bien là une des spécificités des valeurs culturelles, orientées vers la rareté et non vers la quantité.
Or ces liens de proximité, plus ou moins étroits, entre la production artistique et son public, ou plutôt ses publics, ont un lien immédiat avec les formes d'art mises en circulation : la question du public, on va le voir, n'engage pas seulement une histoire de la réception, une sociologie des pratiques culturelles ou une pragmatique de l'animation dans les musées ou les écoles, mais elle permet également d'étayer l'approche des œuvres et de la perception esthétique. En effet, à chaque strate de publics correspond un type de production artistique, doté d'une place spécifique sur le marché ainsi que de caractéristiques esthétiques, lesquelles, tout en évoluant différemment selon les époques, possèdent les mêmes propriétés structurelles. On peut distinguer, tout d'abord, l'art produit avant tout pour les pairs (ou, éventuellement, contre eux, dans une logique de distinction), qui tend à définir ce qu'on appelle l'« avant-garde » – quel que soit le contenu, forcément changeant, affecté à cette notion – comme l'a bien mis en évidence, là encore, Pierre Bourdieu, dans ses travaux sur le champ artistique. Cette production pour initiés s'étend également aux experts, aux intermédiaires (marchands, spécialistes, conservateurs, etc.), aux critiques : tous destinataires par excellence de ce qu'il peut y avoir de plus ésotérique dans l'art, et qui ne deviendra exotérique que par l'effet du temps, de la diffusion, de l'imitation par d'autres artistes, de l'intégration dans le marché et dans les musées, etc. On atteint là le cercle du public cultivé, marquant les limites d'un « art d'élite » auquel il faudra plus de temps encore – non plus des mois ou des années mais, peut-être, des générations – pour parvenir à toucher ce qu'on appelle le grand public, auquel correspond l'art dit « de masse » ou « commercial », et dont les strates inférieures, dans cette hiérarchie indissociablement sociale et esthétique, sont représentées par l'art « populaire », objet d'une commercialisation immédiate ou quasi industrialisée à l'usage des catégories les moins éduquées, les moins acculturées aux valeurs artistiques. On pensera par exemple, à titre d'illustration, au cas d'Utrillo, reconnu tout d'abord par un petit cercle de peintres et d'amis proches que n'effrayaient pas ses infractions aux canons de la représentation académique, puis par des amateurs éclairés, de plus en plus nombreux – jusqu'à ce que sa manière se dégradât sous la forme d'une production quasiment en série de « chromos » tels qu'on les trouve encore aujourd'hui à l'usage des touristes sur la butte Montmartre. On voit bien là le lien qui unit intrinsèquement niveaux de production et niveaux de réception, non pas bien sûr du fait d'une stratégie délibérée de la part du peintre, mais en vertu d'une sorte d'« homologie », d'une affinité structurelle entre la position occupée par un créateur à l'intérieur de son champ de production, et la position du public susceptible[...]
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Écrit par
- Nathalie HEINICH : sociologue, directeur de recherche au C.N.R.S.
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