ART (Aspects esthétiques) Le beau
L'apparition de « l'esthétique »
Des changements considérables ont été nécessaires pour que soit rendue possible la prééminence du mode de représentation esthétique qui a été le nôtre durant la majeure partie de l'époque moderne, de la fin du xviiie aux dernières décennies du xxe siècle. L'apparition de « l'esthétique », comprise comme branche de la philosophie traitant de l'art, mais aussi comme « ordre du discours », définissant une conception et une expérience nouvelles de l'art, et même comme mode de vie (se traduisant de nos jours par l'existence de produits et de soins « esthétiques »), va de pair avec la consommation du divorce entre le Beau et le Bien, entre la composante intellectualiste et spiritualiste et la composante hédoniste et esthétique. Ce divorce s'est dessiné tout au long des xviie et xviiie siècles. L'apparition du terme esthétique vient couronner le travail accompli à partir de G. W. F Leibniz (1646-1716) et de John Locke (1632-1704).
L'esthétique, une philosophie de l'art
Le terme est introduit par le philosophe allemand A. G. Baumgarten (1714-1762), dans ses Meditationes Philosophicae de nonnullis ad poema pertinentibus (1735). Il distingue entre des noeta, des choses pensées, à connaître par une faculté supérieure et relevant de la logique, et des aistheta, des choses senties, objets d'une science (épistemè) esthétique (aisthetika). Au premier paragraphe de son Esthétique (1750-1758), il définit l'esthétique comme « la théorie des arts libéraux, une gnoséologie inférieure, art de penser le beau, science de la connaissance sensitive ».
Pour en revenir à l'histoire de ce divorce entre Beau et Bien, qui aboutit à l'émancipation du champ esthétique, le moment leibnizien est particulièrement intéressant. En effet, il est significatif que G. W. F. Leibniz emploie indifféremment dans son vocabulaire les termes de Beau et de beauté. Pour lui, la beauté est l'unité dans la diversité, qui renvoie au grand ordre et à l'harmonie de l'univers en tant qu'œuvres d'un Dieu mathématicien. En même temps, dans ses Nouveaux Essais sur l'entendement humain (1690), où il répond au philosophe empiriste anglais John Locke, il innove en reprenant certains apports de ce dernier concernant la nature de nos idées. Locke distingue entre nos idées de qualités premières, qui représentent les propriétés des choses, et nos idées de qualités secondes, qui sont seulement l'effet en nous de certaines qualités inconnues des choses. Que nous ne connaissions pas la cause de ces idées ne change rien au fait qu'elles ont pour nous une face affective et sensible, qui nous renseigne confusément sur la réalité. Leibniz entrevoit à partir de là une nouvelle zone de connaissance, qui ne serait pas celle de la connaissance claire et distincte apportée par les idées de qualités premières, mais une connaissance claire (nous connaissons nos idées et ce qu'elles nous font) sans être distincte (on ne sait pas de quoi elles sont les idées). Il y aurait donc une connaissance confuse : celle que nous avons des couleurs, odeurs, saveurs – et des expériences que nous donnent les peintres et les artistes. On y reconnaît la chose sans pouvoir dire en quoi consistent ses différences et ses propriétés. À travers ces idées claires et confuses, l'esprit entre dans des états a-logiques, esthétiques et sensibles. Tel est précisément le domaine que Baumgarten appellera celui de la « gnoséologie inférieure » – et celui que nous appelons de l'esthétique.
Presque au même moment, le père Dominique Bouhours (1628-1702) développait en France, dans les Entretiens d'Ariste et d'Eugène (1671 et 1687), l'idée d'un « je ne sais quoi » au cœur de l'expérience sensible et émotionnelle. Quand[...]
La suite de cet article est accessible aux abonnés
- Des contenus variés, complets et fiables
- Accessible sur tous les écrans
- Pas de publicité
Déjà abonné ? Se connecter
Écrit par
- Yves MICHAUD : professeur de philosophie à l'université de Rouen, membre de l'Institut universitaire de France
Classification
Médias
Autres références
-
ANTHROPOLOGIE DE L'ART
- Écrit par Brigitte DERLON et Monique JEUDY-BALLINI
- 3 610 mots
- 1 média
L’anthropologie de l’art désigne le domaine, au sein de l’anthropologie sociale et culturelle, qui se consacre principalement à l’étude des expressions plastiques et picturales. L’architecture, la danse, la musique, la littérature, le théâtre et le cinéma n’y sont abordés que marginalement,...
-
ART (notions de base)
- Écrit par Philippe GRANAROLO
- 3 282 mots
-
FINS DE L'ART (esthétique)
- Écrit par Danièle COHN
- 2 835 mots
L'idée des fins de l'art a depuis plus d'un siècle et demi laissé la place à celle d'une fin de l'art. Or, à regarder l'art contemporain, il apparaît que la fin de l'art est aujourd'hui un motif exsangue, et la question de ses fins une urgence. Pourquoi, comment en est-on arrivé là ?
-
ŒUVRE D'ART
- Écrit par Mikel DUFRENNE
- 7 938 mots
La réflexion du philosophe est sans cesse sollicitée par la notion d'œuvre. Nous vivons dans un monde peuplé des produits de l'homo faber. Mais la théologie s'interroge : ce monde et l'homme ne sont-ils pas eux-mêmes les produits d'une démiurgie transcendante ? Et l'homme anxieux d'un...
-
STRUCTURE & ART
- Écrit par Hubert DAMISCH
- 2 874 mots
La métaphore architecturale occupe une place relativement insoupçonnée dans l'archéologie de la pensée structurale qu'elle aura fournie de modèles le plus souvent mécanistes, fondés sur la distinction, héritée de Viollet-le-Duc, entre la structure et la forme. La notion d'ordre, telle que l'impose la...
-
TECHNIQUE ET ART
- Écrit par Marc LE BOT
- 5 572 mots
- 1 média
La distinction entre art et technique n'est pas une donnée de nature. C'est un fait social : fait qui a valeur institutionnelle et dont l'événement dans l'histoire des idées est d'ailleurs relativement récent. C'est dire qu'on ne saurait non plus considérer cette distinction comme un pur fait de connaissance...
-
1848 ET L'ART (expositions)
- Écrit par Jean-François POIRIER
- 1 189 mots
Deux expositions qui se sont déroulées respectivement à Paris du 24 février au 31 mai 1998 au musée d'Orsay, 1848, La République et l'art vivant, et du 4 février au 30 mars 1998 à l'Assemblée nationale, Les Révolutions de 1848, l'Europe des images ont proposé une...
-
ACADÉMISME
- Écrit par Gerald M. ACKERMAN
- 3 543 mots
- 2 médias
Le terme « académisme » se rapporte aux attitudes et principes enseignés dans des écoles d'art dûment organisées, habituellement appelées académies de peinture, ainsi qu'aux œuvres d'art et jugements critiques, produits conformément à ces principes par des académiciens, c'est-à-dire...
-
ALCHIMIE
- Écrit par René ALLEAU et Encyclopædia Universalis
- 13 642 mots
- 2 médias
...phénomènes perçus par nos sens et par leurs instruments. Cette hypothèse peut sembler aventureuse. Pourtant, le simple bon sens suffit à la justifier. Tout art, en effet, s'il est génial, nous montre que le « beau est la splendeur du vrai » et que les structures « imaginales » existent éminemment puisqu'elles... -
ARCHAÏQUE MENTALITÉ
- Écrit par Jean CAZENEUVE
- 7 048 mots
...le succès correspond peut-être à un besoin accru encore par les progrès de la pensée positive et pour ainsi dire en réaction contre elle. D'autre part, on peut trouver dans la vie artistique, sous toutes ses formes, la recherche d'une harmonie entre le subjectif et l'objectif, en même temps qu'un retour... - Afficher les 41 références