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ART (Aspects esthétiques) Le beau

La beauté injuriée

« Un soir, j'ai assis la beauté sur mes genoux. – Et je l'ai trouvée amère. – Et je l'ai injuriée. » Cette phrase d'Arthur Rimbaud (1854-1891), dans Une saison en enfer en 1873, pourrait constituer le manifeste de la modernité en matière de beauté.

Le changement de paradigme, qui fait « découvrir » le champ de la sensibilité esthétique et considérer l'art du point de vue de cette sensibilité, implique inévitablement non seulement la « sentimentalisation » de la beauté, son « esthétisation » au sens d'un devenir-esthétique, mais également sa mise en concurrence avec d'autres expériences sensibles, y compris celles qui n'ont pas de rapport avec elle, qui la contredisent ou la bafouent, plus ou moins ouvertement et violemment. Baudelaire ne sait pas si la beauté, « qui rend l'univers moins hideux et les instants moins lourds » (Les Fleurs du mal), vient du ciel profond ou des gouffres de l'enfer. Rimbaud, dix ans plus tard, insulte la beauté devenue amère.

L'art du xixe siècle, dès qu'il rompt avec le néo-classicisme, à partir du tournant marqué par Füssli et Goya, s'adresse à une sensibilité qui est émue aussi bien par le beau que par le laid, le cauchemardesque, le fantastique, le choquant ou le sublime. Il se produit alors un curieux dédoublement. D'un côté, la quête romantique du chef-d'œuvre, qui accomplirait une fois pour toutes l'art, conduit à fétichiser les canons classiques ou néo-classiques, par exemple ceux de l'antique ou de Raphaël ; elle préside à l'institutionnalisation de la formation artistique et à la mise en place d'une hiérarchie des « Beaux-Arts ». D'un autre côté, cet académisme classiciste est constamment battu en brèche par les recherches, les innovations et les provocations. Géricault peint des cadavres ou des naufragés, Delacroix des massacres, Courbet des sujets trivialement réalistes ou agressivement érotiques. L'époque des Beaux-Arts et des premiers musées est aussi celle des arts « qui ne sont plus beaux ». Vers le milieu du siècle, la rupture s'accomplit. Quand elle est exposée en 1865, l'Olympia d'Édouard Manet est assimilée à une célébration scandaleuse de la laideur.

Au xxe siècle, le rythme des innovations s'accélère. En 1907, Picasso déforme et tord les corps de ses Demoiselles d'Avignon. Le cubisme généralise les atteintes à la figure et à l'ordre de la perspective. Les papiers collés introduisent la banalité et la trivialité des matériaux quotidiens parmi les éléments de la représentation. Le mouvement Dada, à partir des années 1916-1917, pulvérise toutes les conventions, à commencer par le bon goût et la beauté. La violence que connaît le xxe siècle n'est pas pour rien dans cette montée de l'horreur, de la désarticulation, du massacre. Au début des années 1950, Willem De Kooning désarticule ses Women (1950-1953) vociférantes, tandis que Francis Bacon peint des boucheries sanguinolentes. Une sculpture polychrome de Jeff Koons, en 1988, sous le titre Ushering into Banality (Faire entrer la banalité), montre trois angelots peu catholiques faisant escorte à un porc. Au même moment, l'artiste se met en scène avec sa femme dans des tableaux et des sculptures pornographiques. Ce qui est, au sens étymologique du grec ancien, laid et honteux, se trouve désormais placé au centre de l'art. Seul, peut-être, le surréalisme se sera soucié de la beauté, mais en renouvelant la notion de celle-ci. On connaît l'injonction d'André Breton (1896-1966) dans L'Amour fou (1937) : « La beauté convulsive sera érotique-voilée, explosante-fixe, magique-circonstancielle ou ne sera pas. » De l'ordre de la nature, on est passé à la magie, à la pyrotechnie. Le désir réapparaît, mais le Bien manque[...]

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Écrit par

  • : professeur de philosophie à l'université de Rouen, membre de l'Institut universitaire de France

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