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CONCRET ART

Morellet et l'art systématique

En France, la relève de l'art concret a été assurée très tôt par François Morellet (1926-2016). Autodidacte, il découvre l'œuvre de Bill en 1951 et imagine aussitôt ses premiers systèmes régissant à la fois l'organisation de la couleur et l'occupation tabulaire de la surface par de petites unités formelles identiques. L'objectif de réaliser un tableau comprenant le minimum de décisions subjectives le conduit à la grille lapidaire de 16 carrés (Städtisches Museum, Mönchengladbach, 1953), formée par l'entrecroisement de trois horizontales et de trois verticales noires sur fond blanc. Marqué par les structures répétitives du décor arabo-musulman, admirées à Grenade en 1952, il réalise des tableaux à partir de permutations de formes ou de trames entrecroisées qui couvrent la surface bord à bord. À partir de 1958, avec Répartition aléatoire de triangles suivant les chiffres pairs et impairs d'un annuaire de téléphone (musée de Grenoble, 1958), il introduit le hasard dans ses systèmes et obtient des surfaces émiettées en petits carrés vibrants, où la texture prime sur la structure. Une démarche semblable avait déjà été accomplie par son ami Ellsworth Kelly (1923-2015) à travers la série de collages Spectrum ColorsArranged by Chance (1951-1953), témoins d'une fascination partagée pour les Duo-Collages (1918) de Hans Arp et Sophie Taeuber.

Dans sa recherche d'un art programmé, Morellet est accompagné par un petit groupe d'artistes qu'unissent des liens d'amitié : on y compte, en plus de Kelly, Alain Naudé et Jack Youngerman, le Brésilien Almir Mavignier, l'artiste d'origine vénézuélienne Jesús Rafael Soto, dont les tableaux de la première moitié des années 1950 sont fondés sur des répétitions et des progressions, mais aussi les époux Véra et François Molnar dont les travaux visent comme ceux de Morellet à établir les bases d'une « science de l'art ». La dialectique de l'ordre et du hasard caractérise leurs œuvres où se font jour divers systèmes de classement et des ordonnancements fréquemment perturbés par des imprévus : carrés décalés par rapport à leur position prévue dans une grille de départ ou bien carrés entamant à leur emplacement primitif un mouvement rotatif autour de leur centre. Véra Molnar introduit bientôt ces distorsions au moyen de ce qu'elle nomme la « machine imaginaire », c'est-à-dire un ensemble de procédures mathématiques calquées sur le fonctionnement des premiers cerveaux électroniques, avant de faire usage, à partir de la fin des années 1960, de l'ordinateur lui-même, dont elle est une pionnière en France.

Les opérations de l'art concret (répétition, progression, permutation et combinatoires de toute sorte) sont en effet emblématiques d'une pensée computationnelle qui accompagne les développements de la cybernétique et de la théorie de l'information, à laquelle l'entourage de Morellet est sensibilisé par les textes de Max Bense et de Abraham Moles. Victor Vasarely (1908-1997), qui a abandonné au milieu des années 1950 le langage de l'abstraction post-cubiste pour un art plus systématique, se réfère explicitement au langage binaire de l'intelligence artificielle lorsqu'il manie l'alternance de formes corpusculaires en noir et blanc (Binaire, 1960). Les unités constitutives de son « alphabet plastique » font l'objet de programmations chiffrées où chaque élément se voit attribuer une valeur numérique définissant la couleur et la valeur, la forme et la situation dans le plan. La peinture apparaît comme le résultat, homologiquement identique, de cette matrice mathématique, et s'ouvre à une esthétique du pixel et de la digitalisation.

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Écrit par

  • : professeur d'histoire de l'art à l'université de Grenoble-II-Pierre-Mendès-France

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Média

<it>Composition XII en noir et blanc</it>, T. Van Doesburg - crédits : AKG-images

Composition XII en noir et blanc, T. Van Doesburg

Autres références

  • ARP JEAN (1887-1966)

    • Écrit par
    • 1 968 mots
    ...artistique aux phénomènes productifs de la nature : « Nous voulons produire comme une plante produit un fruit. » Aussi a-t-il toujours préféré le terme art concret à celui d'art abstrait pour caractériser ses œuvres. « Je trouve qu'un tableau ou une sculpture qui n'ont pas eu d'objet pour modèle sont...
  • BILL MAX (1908-1994)

    • Écrit par et
    • 1 436 mots
    ...marque véritablement son début dans l'utilisation de principes systématiques. Il peut alors dégager une théorie de toutes ces expériences : il l'intitule « art concret » en prenant appui sur les idées exprimées à Paris en 1930 par Théo Van Doesburg et introduite par Max Bill en 1936 lors de l'exposition...
  • CLARK LYGIA (1920-1988)

    • Écrit par
    • 782 mots

    Lygia Clark appartient à cette catégorie d'artistes qui témoignent de la cohérence et de la continuité des avant-gardes, et en particulier de l'évolution, moins paradoxale qu'il n'y paraît, qu'on voit se dessiner entre le tableau et diverses pratiques plus immatérielles, qu'elles soient conceptuelles...

  • HÉLION JEAN (1904-1987)

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