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ART & THÉOLOGIE

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L'imitation et l'incarnation

Il est fascinant de constater combien le christianisme, qui se donne depuis longtemps comme la religion la plus visuelle qui soit, et parmi toutes la plus productrice d'images, a pu éclore et se développer à partir d'une véritable haine du visible, qu'expriment bon nombre de textes fondateurs, tant chez les Pères grecs que chez les latins. Ainsi Clément d'Alexandrie prononce-t-il un anathème qui semble définitif contre les œuvres d'art – dont le modèle serait donné par l'Aphrodite de Cnide, la célèbre sculpture de Praxitèle –, parce que leur beauté rend les hommes, dit-il, erôtikoi : happés par un désir du corps d'autant plus pervers qu'il se dirige vers une matière inerte, façonnée comme un leurre, un mensonge (Protreptique, iv, 57). Plus radicalement encore, Tertullien, à la fin du iie siècle, déclarera-t-il idolâtre tout plaisir de voir ou d'être vu – par exemple au théâtre – et ira jusqu'à faire de « toute forme, grande ou petite » (omnis forma vel formula) une œuvre du diable, c'est-à-dire une idole du paganisme (De idololatria, xxiv, 1-4).

Comment, dans ces conditions, penser la naissance d'un art « chrétien », un art qui puisse tenir compte des injonctions redoutables formulées par la « science sacrée » des premiers théologiens ? Qu'est-ce qu'un art qui prend sa source dans une haine théologique du visible ? Les historiens se sont souvent interrogés sur le contraste et l'étrange coïncidence chronologique entre la naissance effective d'une iconographie chrétienne (dans les catacombes de Rome ou le baptistère syrien de Doura-Europos) et la position rigoriste d'un apologiste tel que Tertullien. On a cru devoir invoquer, à ce propos, les lignes de partages entre un « art populaire » et une « théologie savante » ou bien entre une « attitude officielle » et une « dérogation due à l'usage » – à savoir la tradition iconographique romaine, celle-là même contre laquelle s'élevaient les Pères chrétiens, celle-là même qui donna son « style » aux premières représentations de l'Évangile. Ces lignes de partages ne sont sans doute pas dénuées d'une certaine réalité, mais elles sont douteuses méthodologiquement, et le plus souvent impossibles à évaluer concrètement.

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Il sera plus fructueux, en notre contexte, de rechercher dans le discours théologique lui-même les lignes de partages capables, insciemment ou non, de laisser une chance à quelque chose comme un art visuel chrétien – lui laisser sa chance et, plus encore, le fonder. On découvre alors, dans l'éloquence profuse des premiers Pères de l'Église, comment une théologie de la haine du visible a pu se constituer comme théologie de l'exigence du visuel, ce dernier mot étant pris au sens d'une véritable mise à l'excès – nous verrons en quel sens – du visible lui-même. Non pas voir, mais voir au-delà, voir ce qui ne se donne ni comme spectacle ni comme idole, voir cela même qui atteint le visible comme la trace de l'invisible, la trace de l'invisible mystère divin : tel serait peut-être le premier fantasme théologique quant aux arts visuels de la chrétienté.

Que vise exactement le théologien lorsqu'il prononce son anathème sur la libido spectandi, la pulsion de voir liée aux œuvres d'art ? Il vise le fard, le maquillage, le mensonge sur l'être, la tromperie des apparences que le diable instille dans la beauté des statues païennes. Il vise donc la mimèsis, l'imitation – cette activité universelle posée par Aristote, au tout début de sa Poétique, comme un principe anthropologique fondamental de la création artistique. Mimèsis, pour l'apologète chrétien des premiers siècles, c'est la ressemblance qui ment, qui donne pour le Même ce qui n'est en réalité qu'un renversement subtil de la vérité, bref une perversitas (ainsi de l'Aphrodite de Cnide, dont on raconte que certains étaient tombés amoureux).

Ce que vise une telle critique de l'imitation et du simulacre, c'est au fond un certain usage des corps et de leurs plaisirs. Corps que l'on voit souvent voisiner, dans les textes théologiques, avec le mot scandalum. Corps indéniables pourtant, que les représentants de la « science divine » demanderont de voiler, de murer, de ne plus maquiller, voire de défigurer et de martyriser (c'est-à-dire d'offrir en sacrifice au sacrifice-prototype de Jésus-Christ). Comment, dès lors, accepter ces œuvres d'art qui ne font rien d'autre qu'exhiber ou représenter l'extrême beauté des corps ? Comment ne pas exécrer ces statues païennes dont toute l'Antiquité raconte à foison les prodiges corporels, les métamorphoses, les gestes inouïs, les sueurs divinatoires ?

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Le problème se complique encore – en réalité il se dialectise – lorsqu'on prend acte du fait suivant : la plupart de telles critiques avaient déjà été adressées aux œuvres d'art dans les contextes non chrétiens de la philosophie platonicienne, et surtout de la pensée juive. Or l'enjeu polémique du christianisme en formation visait tout autant l'idéal philosophique et la majestueuse tradition hébraïque que les sensualités effrénées des amours des dieux. Il fallait en quelque sorte refuser les jeux de la mimèsis ovidienne, mais exécrer tout autant – manière de s'identifier – l'iconophobie du traité talmudique Abodah Zarah, celle-là même qui avait déjà puisé dans la Bible tous les arguments décisifs à une critique de la mimèsis païenne...

Entre l'imitation des païens, donc, et l'immémorial refus hébraïque de l'imitation, le christianisme a dû trouver – ou « inventer », au sens des plus hautes poétiques – une voie qui lui fût propre. Cette voie, cet élément fondamental de toute l'esthétique chrétienne, c'est la mise en jeu du paradigme de l' incarnation. Voilà sans doute l'opération fondamentale par laquelle un domaine esthétique, au sens large, a pu puiser toute sa ressource, toute son originalité, dans l'énoncé le plus radical – le plus mystérieux aussi – d'une théologie : à savoir l'hypothèse d'un Verbe divin (asyllabique, transcendant, invisible, infini) fait chair en la personne (évidemment « syllabique », immanente et visible) de Jésus-Christ.

C'est une opération à la fois très simple et d'une hardiesse, d'une adresse infinies. Le Verbe qui devient chair – chair humble et vivante, mise au comble de la souffrance, crucifiée, rédemptrice –, voilà qui permet à présent de penser un visible au-delà de toute apparence. Ou plutôt de « relever », au sens hégélien d'un dépassement dialectique, le visible en visuel : alors, ce qui atteint le regard n'est plus l'apparence, mais la vérité elle-même. On pourrait trouver un emblème de cette opération décisive dans l'épisode évangélique de la crucifixion, où la mort du Christ, mort « spectaculaire », érigée, s'accompagne d'un déchirement du voile du Temple (Luc, xxiii, 44-46), symbole du moment où tout ce qui était apparent ou factice dans la Loi ancienne se brise devant une visualité extrême (on aimerait dire : traumatique), cette sanglante vérité qui fournira à l'art chrétien son motif le plus fondamental.

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