Abonnez-vous à Universalis pour 1 euro

ART & THÉOLOGIE

Article modifié le

L'idole et l'icône

Les premiers théologiens de la chrétienté, en deçà de toutes les différences qui sépareront le domaine oriental, byzantin, du domaine occidental et latin, les premiers théologiens auront ainsi, plus ou moins explicitement, formulé leurs exigences principes à l'égard de cet art qui allait devenir un vecteur essentiel de la dévotion, de la liturgie et de la prédication religieuses. Il fallait, répétons-le, creuser dans le visible – c'est-à-dire dans l'apparence, dans la surface du monde, dans les corps – le lieu du « visuel », afin d'ouvrir dans la poétique classique, celle de l'imitation, le lieu entièrement nouveau d'une poétique vouée à l'incarnation. Il fallait donc réinventer un art qui affirmât ses différences de fond, alors même qu'il s'apprêtait à user, et jusqu'à l'extrême, de tous les moyens figuratifs inventés par l'Antiquité païenne : beautés, apparences, surfaces du monde, corps humains.

La théologie admettait donc l' image comme moyen privilégié de « défendre » et de transmettre les plus hautes vérités de la foi, mais à la condition de creuser une différence dans le registre même de l'image : pour résumer l'argument en deux mots, on dira que la théologie admettait une image qui fût icône, tandis qu'elle rejetait toute image qui fût idole. Cette opposition sémantique est fondamentale (même si elle procède en grande partie d'une différence fantasmée quant à l'image). Elle va bien au-delà, en effet, du simple « contenu » prêté à telle ou telle image, idole au contenu païen, icône exprimant une « vérité chrétienne »... Ce qui est suggéré, à travers l'opposition de l'idole et de l'icône, c'est que les images du christianisme ne naissent, ni ne fonctionnent, comme les formes païennes : ici commandent l'histoire révélée et la volonté divine, là où commandaient l'histoire naturelle et le jeu aristotélicien de la tuchè (la fortune) et de la technè. Ici, le corps du Christ naît dans l'incarnation d'un Verbe, pur Esprit revêtant la chair – là où Aphrodite, elle, naissait d'une semence et d'un sang sordidement projetés dans l'écume de la mer. Ici, donc, le visuel se constitue selon la miraculeuse conversion d'une Parole en corps, tandis que là dominait le modèle de la métamorphose, qui va seulement d'un corps à un autre corps (c'est ainsi que Tertullien, dans son De carne Christi, xiii, opposait corps païen et corps chrétien).

Catherine de Sienne - crédits : Hulton Archive/ Getty Images

Catherine de Sienne

Idole et icône s'opposent aussi dans leurs effets : l'une pourra être prodigieuse (ainsi que peut l'être un tour de magie), l'autre sera miraculeuse. Le prodige idolâtre, la force (vis) de l'image, c'était qu'un corps inanimé donnât l'illusion qu'il s'animait, et le spectateur – tel Narcisse – en était morbidement fasciné, capté. Le miracle chrétien, la vertu (virtus) de l'image, c'est qu'un corps puisse porter de réels effets de gloire et le spectateur – telle sainte Catherine de Sienne, devant son crucifix – en sera alors tout recouvert de grâce, converti, stigmatisé. Il y a le prodige visible de l'artifice, d'un côté, et de l'autre il y a le dévoilement visuel de la puissance divine, qui se nomme le miracle. L'idole est apparente, comme un leurre ; tandis que l'icône sera apparaissante, comme une illumination, une révélation. L'idole est figurative, l'icône sera transfiguratrice.

Abonnez-vous à Universalis pour 1 euro

On ne s'étonnera pas, dès lors, de voir se creuser une différence entre les mythes d'origine que ces deux pensées de l'image auront pu produire : l'idole évoque les statues vivantes de Dédale, le pouvoir d'animation amoureuse dont Aphrodite gratifiait l'ivoire sculpté par Pygmalion, l'ombre contournée d'un amant qui va disparaître, ou bien encore le reflet captivant en lequel Narcisse voulut s'abîmer. Ce n'est plus dès lors le passage de l'inerte à l'organique qui est valorisé ; ce n'est plus l'aspect fascinant, ni l'ombre portée, ni le reflet qui servent de paradigmes essentiels. À l'ombre et au reflet vont se substituer l'atteinte lumineuse, la trace et le contact du sang... Tant il est vrai que l'épisode (pourtant apocryphe) de la Véronique aura pu fonctionner comme récit d'origine de toute icône chrétienne, se concrétisant dans l'histoire en différents objets de culte, en images miraculeuses, nommées acheiropoïètes, parce que « non faites de main d'homme ». Ce récit d'origine ne nous parle ni de prodigieux hasard (tuchè), ni de prodigieuse technique ; il nous parle du visage du Christ miraculeusement « cliché » sur le voile tendu par une jeune vierge compatissante, au bord du chemin de croix. C'est alors la marque même du sacrifice – sang, souffrance et défiguration d'un dieu, mais aussi sa logique rédemptrice – qui aura constitué la première image chrétienne, à travers l'impression de ses traces, ce que le latin nomme : ses vestigia.

Si un tel modèle de constitution de l'image a pu se développer dans le champ des arts visuels, c'est aussi que l'Évangile vouait toute l'existence du chrétien à une pratique bien spécifique de... l'imitation : où imiter ne signifiait plus reproduire la ressemblance d'un aspect, mais se laisser « marquer » par l'incarnation du Verbe, par tout le procès rédempteur de la souffrance christique. Où imiter signifiait souffrir, souffrir à l'image du Crucifié, afin de « suivre ses traces », ut sequamini vestigia eius, ainsi que préconise la Première Épître de saint Pierre(ii, 21). On comprend alors l'essentielle teneur anthropologique du rapport entre l'art (l'icône) et la théologie : lorsqu'un chrétien de l'Antiquité tardive ou du Moyen Âge employait le mot « icône », il pouvait certes y entendre une tablette de dévotion recouverte de formes et de couleurs par un peintre – assez souvent un moine ; mais il utilisait aussi ce même mot pour désigner la relation ontologique la plus fondamentale à ses yeux, la relation entre Dieu et l'homme.

Dans la Genèse grecque des Septante, il est écrit que Dieu a créé l'homme à son icône. Bien évidemment, l'icône ne désigne ici en rien une quelconque ressemblance d'aspect – comment l'homme visible ressemblerait-il à un « aspect invisible » ? – mais plutôt la relation de procession et d'humilité entre le créé et son créateur. La théologie scolastique reprendra exactement cette idée en situant le concept d'image (imago = eikôn) dans l'âme, lieu unique où l'homme aurait quelque chance, pratiquant l'imitatio Christi, de retrouver un peu de sa ressemblance originelle avec Dieu. Pourquoi cette ressemblance du créé avec le créateur a-t-elle été « flétrie, brisée, obscurcie », comme le disent, depuis saint Augustin, tous les théologiens ? Parce que l'incitation diabolique au péché touchait l'anthropologie même de l'image : elle ne fut rien d'autre qu'une incitation à la « ressemblance d'égalité », de telle sorte que le créé voulut, follement, croire égaler son créateur ; elle fut donc une ressemblance de rivalité (et donc de « contrariété », selon les termes d'Hugues de Saint-Victor), une pratique perverse de l'imitation – une pratique idolâtre de la ressemblance.

Abonnez-vous à Universalis pour 1 euro

Ce détour par l'acception anthropologique de l'icône nous aura permis de comprendre un peu mieux tout ce que le discours théologique pouvait craindre ou espérer devant la profusion concrète, colorée, des images de l'art : il y redoutait l'emprise perverse de l'imitation « rivale » et idolâtre (vouloir, dans l'exercice de l'art, se substituer au Créateur) ; il y espérait au contraire une mémoire vivifiée de ce fait oublié depuis la chute adamique : que l'homme n'est lui-même rien d'autre qu'une icône de son Dieu.

Accédez à l'intégralité de nos articles

  • Des contenus variés, complets et fiables
  • Accessible sur tous les écrans
  • Pas de publicité

Découvrez nos offres

Déjà abonné ? Se connecter

Écrit par

Classification

Média

Catherine de Sienne - crédits : Hulton Archive/ Getty Images

Catherine de Sienne

Autres références

  • ANNONCIATION

    • Écrit par
    • 169 mots
    • 1 média

    Solennité des Églises chrétiennes, l’Annonciation commémore, le 25 mars, l’événement relaté par l’Évangile de Luc (chap. i, 26-38), moment où l’archange Gabriel annonce à la Vierge Marie qu’elle concevra un fils de l’ Esprit saint et qu’elle l’appellera Jésus.

  • ANTHROPOMORPHISME

    • Écrit par
    • 7 544 mots
    • 1 média
    ...des instruments nécessaires à sa tâche d'approximation indéfinie de la ressemblance. Ces propos, dont le sens est éthique plus encore que théologique, nous éloigneraient de l'anthropomorphisme s'ils ne contenaient en même temps les prémisses d'une justification de l'activité artistique.
  • L'ART RELIGIEUX DE LA FIN DU MOYEN ÂGE EN FRANCE. ÉTUDE SUR L'ICONOGRAPHIE DU MOYEN ÂGE ET SUR SES SOURCES D'INSPIRATION (É. Mâle) - Fiche de lecture

    • Écrit par
    • 1 035 mots
    Comme il l'avait fait pour l'art du xiiie siècle, Émile Mâle met en valeur le rôle complexe de l'Église à la fin du Moyen Âge et redéfinit, à partir du discours des théologiens ou des clercs, l'espace vécu de l'église comme lieu de culte et de relation à Dieu. Tout en élucidant la signification...
  • BYZANCE - Les arts

    • Écrit par et
    • 13 540 mots
    • 10 médias
    ...et Thessalonique (chapelle Saint-Euthyme à Saint-Démétrius, 1303 ; Saints-Apôtres, 1310-1314 et 1328-1334 ; Saint-Nicolas Orphanos, 1314-1317). Mais l' art fleurit aussi dans les monastères du mont Athos et à Mistra, dans l'empire de Trébizonde et en Épire (Parègoritissa d'Arta), en Bulgarie,...
  • Afficher les 16 références

Voir aussi