ART (L'art et son objet) L'œuvre
L'œuvre qui vient
L'art moderne et l'art contemporain ont transformé la notion d'œuvre. Si les prémices d'une crise sont repérables dès le xixe siècle, c'est le siècle suivant qui développe le processus, avec un acmé dans les années 1960-1970, où les artistes refusent de qualifier d'« œuvre » leur production, préférant parler de « pièce », d'« objet spécifique », de « travail », de « proposition » ou d'« action ». Duchamp avait voulu faire « des œuvres qui ne soient pas d'art », le Belge Marcel Broodthaers expose désormais ses œuvres avec la légende : « Ceci n'est pas un objet d'art » (ainsi dans l'exposition de la « Section des figures » de son musée d'Art moderne, département des Aigles, à la Kunsthalle de Düsseldorf en 1972).
L'attaque menée contre l'œuvre, passant par l'éclipse du terme, n'était pas de pure forme. Il s'agissait d'un différend plus profond, celui de la remise en cause des conventions qui régissaient depuis longtemps notre appréciation de ce qu'est l'art, telle l'exigence, pour produire des œuvres, d'un savoir-faire, d'un métier, tel le sentiment qu'une œuvre est un produit fini, parachevé, telle encore la distinction entre les œuvres d'art, vouées à la délectation du public, et les autres productions humaines, ou encore la séparation par l'œuvre de l'artiste et du public.
Qu'un savoir-faire ne soit pas l'unique voie vers l'œuvre, le ready-made en a fait la démonstration. Objet manufacturé, il est choisi par l'artiste et élevé, comme l'a dit Duchamp, « à la dignité d'œuvre d'art », en tant qu'une œuvre qui ne serait pas d'art, mais à égale dignité avec elle. Andy Warhol, Roy Lichtenstein ont manipulé des images des mass media dont ils n'étaient pas les auteurs ; les affichistes, les nouveaux réalistes Arman, César ont recyclé des déchets de la vie urbaine, Donald Judd et les minimalistes ont fait usiner leurs matériaux, Walter De Maria, représentant du land art, ou les artistes de l'Arte povera ont transporté dans la galerie d'art des matériaux bruts. L'art moderne et contemporain, par ses emprunts au quotidien le plus banal (dans les papiers collés de Braque et Picasso, les collages de Kurt Schwitters), par la promotion de l'objet (les ready-mades duchampiens, le Nouveau Réalisme) et par la prise à partie du public au cours de performances par les actionnistes viennois, dans les productions attentatoires d'un Piero Manzoni ou de Gilbert & George, a non pas nié le savoir-faire, comme certains intellectuels ont pu le penser, mais rappelé qu'il ne saurait suffire à faire l'œuvre véritable.
Désormais, celle-ci peut être un processus. En accordant autant de prix à l'esquisse, aimantée par la vision idéale de l'artiste, qu'à l'état final, le romantisme amorçait déjà le déplacement de l'intérêt artistique, de l'œuvre finalement produite vers l'ensemble du processus de création. Avec l'action painting de Jackson Pollock, n'est-ce pas le processus créatif qui devient l'œuvre ? De plus, celle-ci ne s'inscrit plus forcément dans un support matériel durable : les artistes du happening, de la performance, du body art ne laissent derrière eux que des vestiges et surtout des documents (photographies, films). L'art éphémère conjugue intensité in praesentia et sillage mémoriel : l'Hommage à New York (1960) de Tinguely s'est autodétruit, seulement maintenu dans le travail du souvenir, nourri par les textes et les enregistrements. Le rituel créatif selon Fluxus (à partir de 1961), plus encore que les happenings d'Allan Kaprow, finit par être soluble dans la vie. Enfin, si l'artiste exprime son idée[...]
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Écrit par
- Thierry DUFRÊNE : professeur d'histoire de l'art contemporain à l'université de Paris-X-Nanterre
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