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MINIMAL ET CONCEPTUEL ART

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L'art conceptuel

En octobre et novembre 1969 avait lieu, au musée de Leverkusen, en Allemagne, une exposition intitulée Konzeption Conception. Paradoxalement, c'est en Europe que se tenait la première grande manifestation d'un mouvement artistique nouveau qui rassemblait principalement des Américains, et que l'on commençait à appeler l'art conceptuel. À notre connaissance, l'artiste américain Henry Flynt avait été le premier à utiliser l'expression « concept art », comme titre d'un texte sur la musique paru dans un recueil, Fluxus : Anthology, en 1961 ; néanmoins, il s'agissait d'un emploi très néo-dadaïste, fort éloigné du sens qu'attribuèrent plus tard à l'expression Joseph Kosuth ou le groupe Art-Language. Si le terme connut une aussi bonne fortune et si on l'employa par la suite d'une façon qui fut souvent abusive, c'est qu'il semblait particulièrement bien approprié à des recherches artistiques d'où avaient disparu non seulement la toile et la peinture, mais toutes sortes d'objets, comme ceux qu'avaient pu exploiter le pop art, le Nouveau Réalisme, plus tard l'arte povera. Les moyens d'expression des artistes présents à Leverkusen se réduisaient à ceux du langage, parfois accompagnés de photographies d'amateurs : des feuilles de papier dactylographiées voisinaient avec des télégrammes, des plaquettes, des classeurs, des bandes magnétiques. Pour la première fois, on visitait des salles d'exposition qui ressemblaient plutôt à des salles d'archives. Aucune recherche formelle (la présentation tendant de préférence à être fonctionnelle) et, a fortiori, de flatterie esthétique ; en fait, chaque œuvre semblait se réduire à une idée exprimée très brutalement.

Il faudrait éviter d'assimiler ce qui serait un art d'« idées » et ce que signifie exactement le mot « conceptuel ». On a trop souvent confondu l'art conceptuel avec un usage métaphorique du langage, l'artiste utilisant celui-ci à la place de l'image pour rapporter une anecdote, un sentiment, une opinion personnelle. L'évolution de Lawrence Weiner en est une excellente illustration. Cet artiste proposa, par écrit, de faire une action déterminée, par exemple lancer une balle dans les chutes du Niagara ; l'action fut réalisée ; puis Weiner précisa que l'action aurait pu être ou ne pas être réalisée. Seule comptait la proposition écrite. Les livres de l'artiste contiennent simplement des associations de mots, suivant les lois de la logique et du paradoxe, purs jeux formels de langage. À l'opposé, l'expression a été choisie par les artistes « conceptuels » pour son caractère d'universalité. Ce qu'ils entendent par conceptual art, c'est, si on le traduit mieux en français, le concept « art » qu'ils se chargent d'envisager en tant que notion objective (et non pas une idée singulière ou subjective qu'il s'agirait simplement de ne plus concrétiser au travers des formes traditionnelles de l'art). Le titre donné par Joseph Kosuth à l'ensemble de son travail depuis 1965, « Art as Idea as Idea », définit bien cette entreprise.

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Ainsi limite-t-on considérablement le champ recouvert par le terme. Il ne désigne qu'une investigation du concept « art » en dehors de toute considération anecdotique ou expressive. L'objet (l'objet d'art) disparaît au profit de son analyse (qu'est-ce que l'art ?). Pour cela, Terry Atkinson, du groupe Art-Language, fait appel à la notion husserlienne d'épochè comme modèle. Il situe, pour des raisons de méthode, son propos en deçà de la présupposition d'une matérialité de l'art. L'objet concret étant considéré comme un a priori, il ne retient que l'approche conceptuelle de cet objet. Les membres du groupe Art-Language, qui ont fondé en 1969 une revue du même nom, précisent que l'association des mots art et language ne renvoie pas à une pratique du langage en tant qu'art mais signale simplement l'application du langage à l'analyse de l'art.

Pris dans cette acception méthodologique, l'art conceptuel correspond alors à une tendance spécifiquement anglo-saxonne. Outre ses références à la peinture abstraite américaine, elle puise essentiellement ses modèles dans la philosophie du langage anglaise, en particulier l'école d'Oxford, et n'a pas d'équivalent en Europe. Le principal représentant de cette tendance est J. L. Austin, et ses références sont tirées essentiellement de Russell et de Wittgenstein. De jeunes artistes anglais, proches de Art-Language, avaient intitulé leur publication Analytical Art, faisant ainsi directement référence à ce que l'on appelle aussi « philosophie analytique ».

Une autodéfinition de l'œuvre

Les premières manifestations internationales d'art conceptuel reflètent cette confusion signalée entre un art d'idées (à la manière des jeux d'esprit et des calembours de Duchamp) et cette auto-analyse de l'art. Ce fut le cas de l'exposition de Leverkusen, ce le fut également des manifestations organisées par un marchand américain reconverti en éditeur, Seth Siegelaub. Le premier, il réunit des artistes comme Robert Barry, Jan Dibbets, Douglas Huebler, Joseph Kosuth, Lawrence Weiner dans des manifestations qui existaient surtout au travers de leur catalogue... Mais il est vrai aussi que les premiers exemples d'art conceptuel, vers 1965-1966, ne sont encore à proprement parler ni théoriques ni analytiques. Ce sont, la plupart du temps, des objets dont la signification est redondante par rapport à eux-mêmes. Par exemple, Joseph Kosuth écrit en lettres de néon rouges : « Neon electrical light English glass letters red eight. » De la même façon qu'une peinture de Reinhardt se répète pendant des années à l'intérieur d'un format toujours identique, selon un schéma toujours repris, pour apparaître en elle-même comme la définition la plus pure de la peinture, de la même façon que les limites des aplats colorés de Kelly sont aussi celles qui définissent le tableau (les bords de la toile), les premières œuvres conceptuelles se présentent comme des œuvres d'art dont la seule fonction, le seul message sont une définition d'eux-mêmes. Painting de Joseph Kosuth en est l'illustration la plus claire. Il s'agit de l'agrandissement photographique, présenté comme un tableau, de la définition, tirée d'un dictionnaire, du mot painting. Mais ces œuvres limitent d'elles-mêmes leur portée. Pire, en tant que discours répétitif, elles risquent de supposer l'échec d'une analyse, d'être comme l'approche, toujours refoulée, d'une « essence de l'art » idéaliste.

Donc, à partir de 1970, le travail des artistes évolue sensiblement. La première exposition américaine d'art conceptuel, qui se tient au printemps de 1970, au New York Cultural Center, marque la nouvelle étape, avec une sélection plus rigoureuse, la présence de plusieurs groupes, c'est-à-dire d'artistes travaillant dans le sens d'une rationalisation et d'une objectivation, avec un catalogue ne reproduisant que des textes d'étude. Ce catalogue reprend, comme en préface, le texte de Joseph Kosuth, « Art after philosophy », paru un an auparavant dans la revue Studio International. Tout en insistant sur le principe de tautologie (en fonction de la formule de Wittgenstein : « The meaning is the use », c'est-à-dire, ici, la pratique artistique est la définition du sens de l'art), ce texte est une critique assez sévère de la critique formaliste, de la critique redondante par rapport à l'œuvre. Étape nécessaire permettant d'échapper aux interprétations littéraires et transcendantales, la critique formaliste, Kosuth le signale, présente néanmoins le danger de mener à l'art pour l'art. L'art conceptuel devient la critique du discours traditionnellement utilisé pour élucider le problème artistique.

Un nouveau langage critique

Héritier du formalisme, l'art conceptuel en porte, dans le même temps, la critique. Les pratiques artistiques auxquelles correspond historiquement la critique formaliste sont celles qui introduisent l'attitude des artistes conceptuels. À la suite de Newman et de Reinhardt, une grande partie de l'art américain, peinture et sculpture, tend à une géométrisation des formes, à une objectivation de l'œuvre. Les sculptures de Judd, de LeWitt ou de Morris sont des tentatives pour user, dans un domaine jusque-là réservé à des valeurs non discrètes (la couleur), des valeurs discrètes : celles de la géométrie. Ces œuvres sont systématiques, sérielles, elles cherchent à être maîtrisables, mesurables. L'art conceptuel parachève ce processus en appliquant à l'art un moyen d'analyse de nature discrète, le langage, qu'il préserve de l'ambiguïté métaphorique grâce à l'emploi de certains concepts de la philosophie analytique.

De la même façon que la philosophie analytique considère que l'approche d'un problème doit d'abord s'effectuer au travers de l'élucidation des termes qui rendent compte de ce problème, l'art conceptuel envisage le fait artistique au travers du discours qui l'accompagne. L'école d'Oxford, que l'on appelle aussi la « philosophie du langage ordinaire », pense que les échecs de la philosophie traditionnelle sont dus à un mauvais emploi des mots auxquels les philosophes attribuent des sens différents de ceux que leur attribue l'usage ordinaire. Dans cette optique, le travail de l'art conceptuel est une définition de l'œuvre d'art au travers d'une redéfinition du langage critique ou d'un emploi qui met en crise ce langage traditionnellement métaphorique. Ainsi, Victor Burgin, utilisant le concept d'énoncé performatif, mis à jour par J. L. Austin, fait coïncider le texte correspondant à une image avec l'acte de percevoir cette image. Selon Austin, l'énoncé performatif ne décrit pas une action, il est cette action. Par exemple, lorsque nous disons : « Je le jure », l'acte de jurer est indissociable du fait de prononcer cette déclaration. Le discours épouse parfaitement son objet, en fait est cet objet, n'a plus office de distanciation. D'une autre façon, Bernar Venet, qui présente des tableaux, supports de textes extraits de livres de mathématiques, empêche toute interprétation multiple de ces tableaux, le code mathématique ne comprenant qu'un seul niveau sémantique. Sa présentation sur un tableau ne transforme en rien la signification qu'il possède dans le livre d'origine. Plus particulière, la démarche de l'artiste argentin David Lamelas renvoie également à des modèles linguistiques, à partir d'une information visuelle qui est le plus souvent un film. La structure du film est déconstruite, son étalement dans le temps bouleversé, comme l'on disloquerait les différentes parties d'une phrase, jusqu'à en faire éclater le sens.

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Le travail de Joseph Kosuth et du groupe Art-Language (à l'origine, Terry Atkinson, David Bainbridge, Michael Baldwin, Harold Hurrell, auxquels se sont ensuite associés Ian Burn, Mel Ramsden, Philip Pilkington, David Rushton) porte sur le langage utilisé à l'intérieur d'un contexte donné, sur le sens spécifique des mots en fonction d'un emploi spécifique. La Seconde Investigation (1968) de Joseph Kosuth consistait en la présentation sous forme d'affiches dans la rue, ou d'encarts publicitaires dans les revues, de tableaux synoptiques de vocabulaire, par exemple tous les mots se rapportant à la communication, ou aux propriétés physiques, etc. Ces listes de mots, très généraux et très abstraits, étaient lues dans des contextes très diversifiés et très particuliers. Dans une exposition en hommage à Wittgenstein, Le Jeu de l'indicible (1989), conçue par lui, ce sont des œuvres modernes et contemporaines que Kosuth a mises en scène selon de subtiles analogies, la relation d'une œuvre à l'autre faisant glisser le sens de toutes les autres relations. Une étude de Ian Burn et de Mel Ramsden à propos du ready-made de Duchamp démontre de quelle façon l'œuvre d'art traditionnelle (y compris l'objet ready-made) occulte le lieu particulier où elle est présentée, pourtant nécessaire à son appréhension en tant qu'œuvre d'art. Pour figurer dans un contexte artistique, l'objet est obligatoirement transformé, altéré, ne serait-ce que privé de sa fonction (le porte-bouteilles ready-made ne peut plus servir comme porte-bouteilles). Il n'est plus alors qu'une « représentation » de lui-même. La parfaite « réalité » du ready-made est une illusion. D'autres recherches du groupe Art-Language concernent l'emploi (le sens) des mots qui circulent entre les membres du groupe.

L'art comme moyen de connaissance

S'il reste encore à s'interroger sur l'expression « art conceptuel », ce n'est pas tant à propos de l'emploi du mot « concept » que de celui du mot « art ». Peut-on ainsi désigner une activité où toute pratique artistique est abandonnée au profit d'une réflexion sur l'art ? Aucun artiste conceptuel parmi ceux que nous avons cités ne revendique le statut traditionnel de l'artiste. Là aussi, le point de départ méthodologique est placé en deçà de ce qui était considéré comme un état de fait. Cette réflexion s'effectue donc un peu trop au prix d'une objectivation arbitraire du problème artistique. L'objet disparaissant, le sujet (le créateur), lui aussi, est escamoté et, avec lui, le contexte social, idéologique, dans lequel il produit. Conscients de devoir dépasser cette limite, Burgin réalisera des œuvres intégrant une critique sociale et psychanalytique de nos codes visuels, et Kosuth travaillera à partir de citations de Freud. Pourtant, et y compris là où il vient buter, l'art conceptuel paraît comme l'étape nécessaire, consacrée, après l'impasse formaliste, à la recherche et à la mise au point d'un nouvel outil d'exploration du problème artistique, en l'articulant à d'autres domaines tels que celui du langage. Il met en place deux notions essentielles : celle de « l'œuvre comme heuristique » (la production artistique doit servir la connaissance de l'art) et celle selon laquelle cette œuvre n'est plus une finalité en soi. Chacune des propositions des artistes conceptuels s'inscrit dans ce processus d'acquisition d'une connaissance, comme une étape à dépasser. Dans le courant des années 1970, des artistes conceptuels sont revenus progressivement à des pratiques traditionnelles. Toutefois, les sculptures de Venet, « lignes indéterminées » dressées dans l'espace, sont issues des diagrammes de sa période conceptuelle. Surtout, Art-Language (maintenant Baldwin et Ramsden) réalise de spectaculaires tableaux tout en poursuivant leurs « dialogues » à propos du statut de l'œuvre d'art. Ils ont, par exemple, commencé par relever le défi d'exécuter des peintures à contenu politique « dans le style » de Jackson Pollock !

Au cours des années 1980 s'est amorcée, après une vague de peinture néo-expressionniste, et en réaction contre elle, la réactualisation de l'art conceptuel. En France, une jeune génération à laquelle appartient Philippe Thomas s'y est référée. Celui-ci élargit son enquête à la médiatisation dont l'œuvre d'art est devenue l'objet, et met en cause jusqu'au statut de l'artiste : ce sont les collectionneurs qui sont signataires des œuvres qu'il imagine. Aux États-Unis, ceux qu'on a appelés les simulationnistes, tels Peter Halley ou Sherrie Levine, réutilisent les images ou les structures caractéristiques de la modernité (par exemple, des tableaux géométriques qui évoquent Judd pour le premier, un dessin d'Egon Schiele reproduit photographiquement pour la seconde). À leur façon, ces remake de propositions formelles, jusqu'alors regardées comme tout à fait originales dans leur extrémisme, conduisent à s'interroger aussi sur la définition de l'œuvre unique. Le simulationnisme est la version postmoderne d'un mouvement considéré comme la dernière grande aventure de la modernité, l'art conceptuel.

— Catherine MILLET

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Écrit par

  • : professeur en esthétique à l'université de Paris-I-Panthéon-Sorbonne, critique d'art
  • : directrice de la rédaction de la revue Art Press
  • : maître de conférences en histoire de l'art contemporain à l'université de Valenciennes, critique d'art, commissaire d'expositions

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