NAÏF ART
Le musée des Arts et Traditions populaires présentait naguère au cours d'une exposition une douzaine de crémaillères, toutes dues à d'anonymes ferronniers, ou plus exactement à des maréchaux-ferrants inconnus, à faire blêmir d'envie tous les González et tous les César de la terre tant la fonction de suspendre des marmites au-dessus des flammes y avait été l'occasion magistrale d'invention plastique, y avait fourni prétexte à poésie en même temps qu'à virtuosité artisanale. Ces crémaillères ont été forgées par les pères des naïfs, c'est-à-dire les grand-pères de l'art moderne. Cette hypothèse a de fortes chances de serrer la vérité de près : quand les naïves, parfois obscures et quelquefois folles inventions des forgerons de village, des potiers champêtres et des menuisiers campagnards (et il ne s'agissait pas du tout de cas isolés, car le peu de moyens et l'inventivité extrême développée par la pénurie chez qui demeure cependant en contact avec les forces de la nature poussèrent souvent le paysan à être son propre maréchal, son propre charpentier et son propre maçon), quand ces inventions furent ruinées par la concurrence de la pacotille manufacturée que la révolution industrielle jeta sur les marchés les plus reculés, ce fut davantage une débâcle de l'imaginaire que de l'économique. Chassées des objets utilitaires, à l'occasion desquels elles trouvaient seulement à s'exprimer (faute de grands loisirs d'une part, mais également parce qu'il existe rarement aujourd'hui une véritable relation entre le travail quotidien et l'imagination), ces inventions naïves, obscures ou folles allaient être encouragées, par une curieuse adversité, à se manifester en dehors des arts appliqués. Certes, on peut objecter que l'homme qui a orné à son gré de quelques figures le buffet par lui fabriqué ne songera pas à en faire autant sur un Henri II Lévitan pas plus qu'il ne décidera de s'adonner à l'aquarelle. Mais c'est oublier que l'icône religieuse ou civique (portraits du souverain, du général, de la sainte) n'est pas absente de l'expérience ni du foyer du primitif rural et que la multiplication des images par la presse illustrée et la lithographie n'a pas attendu le pop art pour toucher les âmes simples. Le calendrier des postes atteint jusqu'aux chaumières perdues loin des routes carrossables ! L'art naïf sera vivace dans les villes, parce que le travail y connaît bientôt (à la fin du xixe siècle) des limites et que s'y développe l'idée de retraite. Cet art est né du calendrier des postes et de la retraite des vieux travailleurs.
Le calendrier des postes
Le calendrier des postes est reçu comme une icône, à savoir comme image d'une réalité adorable ou d'une irréalité non moins adorable. L'expression « calendrier des postes » désigne tout autant les pages-couvertures du Petit Journal que les catalogues des grands magasins. Des images de grande diffusion dans un style fatalement académique puisqu'il n'était pas question de s'adresser à Corot, à Manet, à Gustave Moreau, ni à Toulouse-Lautrec ! L'académisme d'alors vaut par une certaine précision de l'image irrémédiablement compromise par l'absence totale de vérité humaine, la convention absolue de la mise en scène, l'affectation des gestes et des sentiments. Images lisibles autant que fausses. Ce dont, en dépit du respect avec lequel il les considère (puisque tout de même on a pris la peine de les choisir, de les imprimer à des milliers et des milliers d'exemplaires pour les donner, en somme, comme modèle esthétique et moral à la foule !), l'homme du peuple ne peut manquer de se sentir plus ou moins confusément averti. Surtout si l'image, comme il est fréquent, fait allusion à sa propre expérience des[...]
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Écrit par
- José PIERRE : directeur de recherche au C.N.R.S., docteur ès lettres
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Médias
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