NAÏF ART
Un geste lyrique et mythique
À quoi rime alors cette patience d'ange avec laquelle Miguel Vivancos, Louis Vivin ou Arvid Widerberg comptent les pavés de la chaussée et les pierres de la muraille, avec laquelle André Demonchy, Dominique Lagru et Philomé Obin énumèrent feuille après feuille, avec laquelle Grandma Moses, Horace Pippin et Josabeth Sjöberg retiennent les moindres gestes de la vie quotidienne (cet aspect, curieusement, est le moins répandu de tous parmi les naïfs : la vérité humaine d'une attitude leur importe infiniment moins que l'ourlet d'une fleur, le motif d'une dentelle ou le dessin d'une plaque d'égout) ? Alors qu'eux-mêmes sans doute s'imaginent dresser l'inventaire minutieux d'un instant donné, comme dans l'intention magique de préserver cet instant de l'oubli et de la mort (ce qui, de toute façon, les met assez loin de Courbet ou de Manet et en opposition absolue au « réalisme socialiste »), ils débouchent sur la poésie. Le plus quotidien des spectacles est complètement transfiguré par leur geste qu'ils ont cru de pur enregistrement et qui était en réalité choix esthétique et psychologique, geste lyrique et mythique. Car ils sont tout naturellement des créateurs de mythes, ce qui apparaît plus nettement chez Rousseau, Lagru et Henri Trouillard, mais peut se déceler chez la plupart des autres. En cela, ils parachèvent la déconfiture du calendrier des postes, doublement condamné en raison de la platitude de la forme et de celle du message. Et c'est ce dont l'art moderne leur est redevable par-dessus tout : d'avoir opposé à un art exsangue et déprécié la fraîcheur et la modernité d'un art puisant toutes ses forces dans le désir individuel (à peu près totalement inconscient) de « changer la vie ». Dette encore bien souvent ignorée ou contestée, à la faveur notamment de ce que l'appellation d'art « naïf » a d'hypocritement paternaliste et protecteur, c'est-à-dire de condescendant. C'est tout juste si l'on commence à consentir à Henri Rousseau une énorme responsabilité dans la révolution plastique du début de ce siècle (Kandinsky, dès 1912, l'avait reconnue). Et seul Jean Dubuffet a laissé obscurément entendre tout ce qu'il devait à l'art « brut ». Aussi ne doit-on apporter aucune retenue à souligner la qualité matissienne de La Chatte blanche d'Anna Berg, la robuste mise en page à la Léger de Camille Bombois, les résonances chiriquiennes des rues de René Rimbert, les compositions presque néo-plasticistes de Sipke Cornelis Houtman, etc. Non pas qu'il faille entendre que Matisse, Léger, Chirico ou Mondrian aient été marqués par ces artistes. Mais on ferait bien d'oublier de temps à autre l'étiquette « naïf », qui continue à faire du tort à beaucoup de ceux qu'elle désigne. Certes, l'art « naïf » est aussi une petite industrie assez florissante, qui maintient une partie du public à l'écart de l'art moderne et par là joue un rôle parfaitement réactionnaire. Mais ce n'est la faute ni de Rousseau, ni de Hirshfield, ni de Skurjeni, ni de Trouillard, ni de Germaine O'Brady, ni de tous ceux dont s'est emparé le démon de la peinture. Et l'on ne peut vraiment empêcher quelques jeunes femmes, entre autres, de cultiver le goût du « mignon » et du « candide » ! Car c'est de tout autre chose que nous entretiennent les grands « naïfs » : il suffit d'ailleurs de regarder ce qu'ils ont peint.
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Écrit par
- José PIERRE : directeur de recherche au C.N.R.S., docteur ès lettres
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