Abonnez-vous à Universalis pour 1 euro

ART (notions de base)

L’énigme du génie

Après l’artiste en général et le spectateur doué de jugement, une troisième figure de l’individualité exigera une interprétation : la figure du génie. En un sens, et tous les exemples empruntés à l’histoire de l’art semblent le démontrer, le créateur génial est un être d’exception à la singularité exacerbée, ce que le romantisme fut le premier à mettre en évidence. C’est parce qu’il ne ressemble guère aux autres hommes que le génie est exceptionnel et que ses créations sont toujours surprenantes. Qui d’autre que Vincent Van Gogh (1853-1890) aurait pu voir le ciel de Provence empli de spirales et de vagues bleues et jaunes s’entremêlant ? Une originalité aussi radicale explique pourquoi le génie est si rarement reconnu de son vivant, Van Gogh étant l’archétype de l’artiste se heurtant à cette méconnaissance. Mais, en ce cas, comment expliquer qu’un siècle plus tard un si grand nombre de visiteurs fréquentent les expositions consacrées au peintre ? Comment expliquer que le génie soit un jour reconnu ?

Une première réponse nous est apportée par Kant. Le génie ne crée pas de façon anarchique, même s’il n’établit jamais de règles de composition avant de se livrer à son geste créateur. Le peintre génial crée les règles de composition de son tableau en même temps qu’il le peint. Charles Baudelaire (1821-1867) établit les nouvelles règles poétiques qui président aux Fleurs du mal en même temps qu’il en écrit les poèmes. Si tel n’était pas le cas, les œuvres du génie seraient à tout jamais inimitables. Or on peut parfaitement créer des peintures à la manière de Van Gogh et des poèmes à la manière de Baudelaire. Mais nul n’aurait pu le faire avant eux.

Une explication supplémentaire dans l’élucidation du génie nous est apportée au xxe siècle par le peintre Wassily Kandinsky (1866-1944) dans son essai théorique Du spirituel dans l’art et dans la peinture en particulier (1911). Le peintre y développe le concept de « nécessité intérieure », qui naîtrait selon lui de « trois raisons mystiques » : « 1. Chaque artiste, en tant que créateur, doit exprimer ce qui lui est propre [...] 2. Chaque artiste, en tant qu’enfant de son époque, doit exprimer ce qui est propre à cette époque […] 3. Chaque artiste, en tant que serviteur de l’art, doit exprimer ce qui est propre à l’art en général. » Si l’artiste obéissait seulement à une nécessité intérieure propre, on serait dans l’incapacité de distinguer le véritable artiste du malade mental.

La réponse partielle que Kant avait apportée à la question de l’énigme du génie sera complétée par celle que propose Du spirituel dans l’art à travers une conception évolutionniste de l’humanité. Le peintre illustre cette thèse par l’image du Triangle : « Un grand Triangle divisé en parties inégales, la plus petite et la plus aiguë dirigée vers le haut – un assez bon schéma de la vie spirituelle. Plus on descend, plus les sections du Triangle sont grandes, larges, spacieuses et hautes. Tout le Triangle avance et monte lentement, d’un mouvement à peine sensible et le point atteint “aujourd’hui” par le sommet du Triangle sera dépassé “demain” par la section suivante. » Le génie est « seulement » en avance sur le reste de l’humanité, une élite le rejoindra plus tard, et la masse des hommes plus tard encore. Le refus des notions d’avant-garde et d’évolutionnisme dans le domaine de l’art exprimé par certains penseurs et critiques se heurte à cette conception. Il n’en reste pas moins que Kandinsky, avec sa théorie des couleurs et son spiritualisme, a bien ouvert la voie, avec d’autres, aux courants les plus féconds de la peinture du xxe siècle. Et, quoi qu’il en soit, la temporalité particulière dans laquelle vit tout artiste et le fait que les parcours humains[...]

La suite de cet article est accessible aux abonnés

  • Des contenus variés, complets et fiables
  • Accessible sur tous les écrans
  • Pas de publicité

Découvrez nos offres

Déjà abonné ? Se connecter

Écrit par

  • : professeur agrégé de l'Université, docteur d'État ès lettres, professeur en classes préparatoires

Classification