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NUMÉRIQUE ART

Un changement dans la relation œuvre-auteur-spectateur

L'interactivité associée au temps réel donne à l'art numérique, quelles que soient ses modalités perceptives (visuelles, sonores ou textuelles), une spécificité sans précédent. Elle change les relations de l'artiste à ses propres matériaux, matériaux virtuels toujours en devenir, où aucun état n'est jamais définitif, aucune forme stable, mais elle change surtout les relations traditionnelles entre l'auteur, l'œuvre et le spectateur. L'objet que perçoit le spectateur est le résultat de sa propre intervention sur un autre objet, potentiel quant à lui, et non perceptible : un programme informatique résidant dans les mémoires de l'ordinateur. Sans cette interaction, l'œuvre reste figée à l'état potentiel, dans l'attente de son actualisation. L'œuvre interactive se compose donc d'un objet programmatique rigoureusement défini et fini dans ses fonctions éventuelles – l'« œuvre-amont » – et d'un objet perceptible, résultant de l'interaction du spectateur avec cette dernière, susceptible de se renouveler indéfiniment dans le temps : l'« œuvre-aval ». L'œuvre complète est l'association de l'œuvre-amont et de l'œuvre-aval dans ses éventuelles et multiples actualisations.

La notion d'auteur est soumise à la même logique. S'il n'est pas donné au spectateur de modifier lui-même l'œuvre-amont, celui-ci acquiert la capacité d'agir sur l'œuvre-aval, à l'intérieur d'un champ d'éventualités prédéfini. Le spectateur devient en la circonstance une sorte de coauteur, ou d'« auteur-aval », responsable, mais en partie seulement, de l'œuvre-aval. L'intention première appartient toujours à un « auteur-amont » irremplaçable, mais l'auteur-aval se voit doté d'une certaine auctorialité : la capacité d'actualiser l'œuvre, d'en faire fleurir les potentialités. C'est l'ensemble des relations internes de la triade œuvre-auteur-spectateur qui devient obsolète et demande à être refondé. Tout se passe comme si chacun des éléments de cette triade perdait de sa singularité et de son étanchéité pour se fondre aux autres. Dans les formes d'art en réseau qui tentent de s'adresser à une multitude de coauteurs pour les faire collaborer à une même œuvre et en même temps, la logique participative est poussée à ses limites. Certains espèrent même voir surgir spontanément de la Toile des œuvres authentiques sans que qui que ce soit en ait eu à l'origine l'initiative, à la manière des grands textes sacrés ou poétiques, comme la Bible ou L'Odyssée.

Ce bouleversement dans les relations œuvre-auteur-spectateur entraîne plusieurs conséquences dans la médiation des œuvres d'art. La fonction traditionnelle de médiation du critique d'art se voit fortement déplacée : il ne s'agit plus pour celui-ci de révéler au public le sens d'une œuvre en avance sur son temps, comme l'exigent les critères toujours en vigueur de l'avant-garde, mais de participer à son élaboration en tant que coauteur. Ce qui change le fonctionnement des instances traditionnelles de légitimation de l'art, particulièrement remises en cause par l'art en réseau. L'œuvre interactive n'appelle plus un jugement esthétique visant à la rendre légitime, c'est-à-dire fondée en droit et conforme à la loi universelle imposée par les médiateurs. Elle exige du critique qu'il rende compte du caractère esthétique permanent de l'œuvre-amont – ce qui exige une réhabilitation de la technique – mais aussi des figures éventuelles que déroulera l'œuvre-aval sous sa responsabilité, au cours des expériences par nature singulières et subjectives qu'il vivra, le plus souvent corporellement, au cours de son dialogue[...]

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