ROMAN ART
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Les voies du renouvellement
Les conditions de la disparition de l'art roman retiennent aujourd'hui autant l'attention que naguère le problème de ses origines. On pourrait croire, à considérer le plan suivi jusqu'ici, que la dernière phase du style sera envisagée comme un déclin. La réalité est différente, et sans doute Henri Focillon était-il plus près de la réalité lorsqu'il percevait dans la dernière phase de l'évolution du style, autant qu'un dessèchement, une boursouflure se manifestant par « la profusion des formes, l'oubli des fonctions, la recherche des effets plastiques et le goût de l'anecdote ». Il en résulte que le passage du roman au gothique ne s'est pas effectué brutalement – le sort des styles ne se règle pas comme celui des dynasties – et pas davantage par une période de « transition ». À la fin de sa course, l'art roman apparaît traversé par des courants très divers, qui en donnent alors une image singulièrement contrastée. À contempler la richesse de cet automne, on se prend à penser que le gothique n'était peut-être qu'une solution, parmi d'autres, au problème de sa succession.
Un nouvel art monastique
Une première orientation trouve sa source dans la réforme monastique, à laquelle procédèrent saint Bernard et ses émules, qui rêvaient d'un retour aux sources du monachisme, d'une reconquête de la pureté de ses origines. Leur entreprise s'apparente à un décapage, qui n'épargna pas l'architecture et son décor, aussi bien chez les Cisterciens que chez les autres ordres réformés, qu'il s'agisse de moines ou de chanoines, comme l'ordre de Grandmont et les Prémontrés.
Les Cisterciens, plus précisément, paraissent avoir réduit l'architecture monastique à son essence, sans d'ailleurs promouvoir la moindre innovation importante. Ils se bornèrent à conduire à son point extrême un processus d'uniformisation des bâtiments monastiques, progressivement réalisé par les Bénédictins depuis l'époque carolingienne. Le but était de distribuer les constructions de telle sorte qu'elles répondissent aux besoins des moines, besoins tant spirituels que matériels ; les bâtiments étaient en outre pourvus d'une dimension eschatologique conférant à tous les actes de la vie commune, y compris les plus humbles, l'aspect et la valeur d'un geste liturgique. Ainsi les Cisterciens mirent-ils au point une structure parfaitement unifiée permettant à tous les membres de l'ordre, répartis dans les diverses abbayes, d'accomplir au même moment et dans les mêmes lieux les prescriptions de la règle. Sans qu'aucun règlement positif eût jamais été formulé dans ce sens, ni dans la règle ni dans les statuts édictés par le Chapitre général, il se constitua un plan de monastère qui fut partout rigoureusement respecté, et qui résultait d'une préméditation apparue dès le choix de l'emplacement. On poussa l'uniformisation jusque dans le détail, et cela dans le sens d'une architecture austère, purgée de toute fioriture et de tout organe inutile, mais sans aller cependant, comme on l'a cru parfois, jusqu'à l'adoption d'un modèle unique pour l'église elle-même. Simplement observe-t-on une préférence marquée pour un type de plan – désigné comme cistercien, mais bien à tort, car, d'une part, on le retrouve en dehors de Cîteaux et, d'autre part, l'ordre en a également utilisé d'autres – d'une grande simplicité, entièrement tracé à l'équerre.
Le courant antiquisant
Les influences antiques dans l'art roman furent de deux sortes. Les unes apparaissent diffuses. Elles n'en furent pas moins suffisantes pour maintenir la présence d'un certain humanisme dans un art généralement obsédé par le surnaturel et accaparé par la représentation du sacré. On les trouve sous cette forme à toutes les époques et, à des degrés divers, dans la plupart des régions.
D'autres manifestations sont plus précises et résultent d'un goût exceptionnel pour les œuvres classiques. L'étude passionnée de ces modèles conduisit à une véritable assimilation de l'esprit antique, avec tout ce que cela implique pour la transformation du goût et de la sensibilité. La fascination exercée par les monuments romains de la basse vallée du Rhône explique le soin avec lequel les artistes romans de la région les ont analysés et interprétés. Cette imitation, lorsqu'elle se prolongea dans la sculpture, déboucha sur la création d'une statuaire dont les chefs-d'œuvre se trouvent à Saint-Gilles-du-Gard. Les grandes figures d'apôtres dressées en avant d'une manière d'arc de triomphe retrouvent l'attitude, les proportions et le drapé des statues antiques, même si, dans la pose et dans certains détails du modelé, elles sont bien du xiie siècle.
C'est probablement ce caractère « moderne » qui assura le succès de la formule à la fin du xiie siècle. Tout le midi de l'Europe tente alors, avec plus ou moins de bonheur, de définir sa sculpture par référence à la statuaire romaine. Ces recherches sont à la source de la plastique vigoureuse de l'ange de l'Annonciation toulousaine, dite des Cordeliers. Elles expliquent les proportions massives des statues de Valcabrère, d'Aix-en-Provence et de Montmajour, de celles qui ont été produites par divers centres espagnols contemporains. Elles ont contribué à la formation de maître Mathieu, l'auteur du porche de la Gloire de la cathédrale de Compostelle, et davantage encore de celle de Benedetto Antelami, dont le génie domine la dernière sculpture romane italienne.
Dans sa première œuvre signée, la Descente de croix de la cathédrale de Parme (1178), le maître se plaçait encore dans la perspective d'une composition byzantinisante, dans laquelle il introduisit des figures menues, couvertes de draperies serrées. Bien vite, cependant, son talent s'affirma comme celui d'un novateur, qui associa à ses emprunts à l'Antiquité ce qui pouvait lui convenir du premier gothique. Ainsi s'explique l'apparition du baptistère de Parme, dont il fut tout à la fois l'architecte et le décorateur, à partir de 1196. L'analyse archéologique permet de reconnaître dans cet édifice aérien un descendant lointain d'un parti architectural antique illustré par le Panthéon de Rome, mais il s'inspire aussi d'un certain esprit gothique dans sa spéculation sur le « mur dédoublé ». Quant au décor sculpté, il accentue l'évolution vers la statue isolée.
Vers l'art gothique
La disparition de l'art roman ne correspond en rien au dessèchement et à l'épuisement qu'on a parfois décrits. Elle coïncide même parfois avec une prolifération du décor sculpté, dont l'ouest de la France et le nord de la péninsule Ibérique, par exemple, procurent de nombreux exemples, ou bien encore avec des essais de renouvellement conduits à travers des expériences diverses et d'esprit très différent. Ce foisonnement créateur échappe de plus en plus au contrôle du style, et le décor tend à acquérir une valeur en soi.
L'avenir est ailleurs, là où naît une nouvelle volonté de style, conçue comme principe organisateur de l'ensemble des arts. Il ne s'agit plus du monde des monastères, qui avait fourni à l'homme roman son système de valeurs et son idéal esthétique. Il revient désormais à la société urbaine de proposer, avec la scolastique, une conception différente de l'univers et des rapports de l'homme et de Dieu. Alors qu'émerge l'idée des droits de l'individu, s'accomplit un ébranlement spirituel allant dans le sens de la désacralisation du monde enchanté dans lequel avait vécu l'homme roman. Le rationalisme de la scolastique, qui cherche à appréhender les mystères divins avec les seules ressources de l'intelligence, constitue le système de pensée dans lequel se forme le nouveau style gothique, à partir de l'apparition du Saint-Denis de Suger. Tout s'opérera progressivement, à travers une série d'expériences rigoureusement ordonnées, dans une région bien délimitée, le cœur de la France. Parallèlement, l'art roman poursuit encore sa voie dans les régions méditerranéennes et dans l'Empire, mais cette route est désormais sans but précis, car il a perdu ses véritables raisons d'être.
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Écrit par
- Marcel DURLIAT : professeur émérite d'histoire de l'art à l'université de Toulouse-Le-Mirail
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