ART URBAIN
Une critique en acte de l'espace urbain
Que ce soit dans son versant populaire ou élitaire, l'art urbain est largement tributaire des mutations qui affectent la métropole des xxe et xxie siècles. À cet égard, il est significatif que sa naissance dans les années 1960 soit contemporaine de l'avènement d'un modèle d'urbanisme, héritier du Bauhaus et de Le Corbusier, et fondé sur la division de l'espace en diverses fonctions (habiter, travailler, se divertir, se déplacer). Cette séparation généralisée faisait déjà l'objet chez les situationnistes d'une critique dont la traduction en acte sera la dérive : en réaction à une organisation spatiale de plus en plus normée, de plus en plus régie par ses réseaux de transports, cette « technique du déplacement sans but » consiste à explorer la ville en se laissant aller aux sollicitations de l'environnement. Dans la lignée de Guy Debord et parfois sous son influence, l'art urbain s'affirme, consciemment ou non, comme une charge contre le fonctionnalisme de la métropole contemporaine. C'est dans ce sens que Jean Baudrillard a pu lire dans les graffitis une « insurrection par les signes » contre la séparation qui s'opère via l'urbanisme, la publicité ou la voiture, et ce d'autant plus qu'ils prennent pour cible le seul élément qui unifie désormais l'espace urbain : ses réseaux.
De même que le skateboard, le street art prend ainsi des allures de reconquête d'un espace public en voie de neutralisation ou de grignotage. Se voulant un contrepoint à l'hégémonie publicitaire et signalétique, il voit dans le jeu, l'aventure ou la subversion du code, autant de tactiques destinées à affirmer la liberté de l'individu contre le régime d'injonctions et d'interdictions dont la ville est tissée. Aussi prend-il souvent la forme du détournement (ou culture jamming) : réversion de la signalétique dans les œuvres de Roadsworth ou Dan Witz, brouillage ou altération du message publicitaire chez Zevs, CutUp, Poster Boy et Thom Thom, requalification du mobilier urbain chez Banksy et Brad Downey...
Depuis le 11 septembre 2011, cette reconquête de l'espace public s'affronte également à deux nouvelles menaces : l'essor de la vidéo-surveillance (tout particulièrement dans les métropoles anglo-saxonnes) et l'érection de barrières de sécurité destinées à contrôler les flux de population. À partir de 2005, le mur de séparation israélien est ainsi devenu ce qu'était le Mur de Berlin dans les années 1980 : un espace d'expression mêlant art populaire et graffiti politique.
La portée critique de l'art urbain est pour beaucoup dans la difficulté que pose son institutionnalisation. Lors de sa transposition dans l'espace de la galerie ou du musée, il cesse d'être une réaction à la fabrique officielle de la ville et une manière ludique et transgressive d'appréhender l'espace. D'où les débats qui opposent défenseurs du graffiti sur toile et tenants d'un art vandale : pour les uns, l'art urbain se caractérise d'abord par un ensemble de techniques et une esthétique faite de spontanéité ; pour les autres, il est surtout une aventure urbaine et une charge contre l'autorité sous toutes ses formes.
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Écrit par
- Stéphanie LEMOINE : journaliste, auteure
Classification
Médias
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