VIDÉO ART
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L'image visuelle comme médium
On constate chez les artistes et dans le public, à partir du milieu des années 1970, un réel changement d’attitude vis-à-vis de la pratique vidéographique et cela à l’échelle internationale : d’une part, les références à l’idéologie télévisuelle – si importantes lors de la précédente décennie – perdent de leur pertinence et, pour certains artistes, deviennent même obsolètes ; d’autre part, la fascination pour les seules caractéristiques techniques de l’image n’est plus à l’ordre du jour. Avec certains des artistes de la nouvelle génération, notamment Bill Viola et Gary Hill, la vidéo a acquis son autonomie plastique et ses enjeux esthétiques sont désormais aussi cohérents que ceux des autres médias de l’image fabriquée mécaniquement : la photographie et le cinéma. Mais la vidéo va se démarquer de ceux-ci dans un premier temps pour revenir vers eux au début des années 1990. Sans doute, depuis cette date, la production de nombreux plasticiens n’a cessé d’être nourrie par quantité d’innovations, mais il faut reconnaître que celles-ci n’ont pas un grand intérêt artistique dans la mesure où elles se limitent souvent à la seule surenchère technique. On assiste ainsi à la fin des années 1990 à une situation paradoxale qui voit une explosion étourdissante d’inventions très diverses – image de synthèse, image virtuelle, palette graphique et CD-ROM, entre autres – allant malheureusement très souvent de pair avec une grande pauvreté formelle. Réussite technique ou réussite esthétique, l’une n’impliquant pas nécessairement l’autre. Les vidéastes les plus intéressants – une vingtaine au total dans le foisonnement de la production internationale – ne tombent d’ailleurs pas dans cette confusion et rejettent tant la course au technologique en soi que la stricte séparation des genres artistiques. Il serait difficile de vouloir établir, pour la période des années 1980 et 1990, des classifications tant les techniques et les genres ont été étroitement imbriqués. Les artistes empruntent en effet à la littérature, au cinéma, à la photographie, à la peinture, à la télévision, à la performance, à la philosophie, au théâtre, à la danse, ils mélangent divers processus de création d’images, et les formes hybrides qui en résultent sont ce qui fait la spécificité du médium et sa richesse. Malgré la grande diversité des personnalités et la multiplication des réalisations, certaines tendances peuvent être dégagées, qui prolongent parfois, mais en les transformant profondément, plusieurs problématiques des origines : les relations télévision/vidéo, le rôle de la performance.
À travers la vidéo et ses multiples modalités, le statut de l’image est devenu l’un des principaux enjeux pour certains artistes : tantôt documentaire, tantôt fiction, issue du film, de la photographie ou de l’ordinateur, l’image est décortiquée, analysée et critiquée. Parmi ces différentes images, c’est l’image télévisuelle qui a le plus retenu l’attention des vidéastes ; certaines œuvres de l'Américain Joan Logue (30 Second Spots Paris, 1983), du Coréen Nam June Paik (Bonjour Mr. Orwell, 1984) et du Français Chris Marker (Détour. Ceausescu, 1990 ; Zapping Zone, Proposals for an Imaginary Television, 1990-1994) interrogent le statut de cette image : image de propagande ou fait véritable, image réelle ou imaginaire ? Les moyens vidéos peuvent même être mis au service d’un système de surveillance et de contrôle social, ainsi que l’a montré Elsa Cayo, née en 1951 au Pérou, dans l’œuvre Qui vole un œuf vole un bœuf, 1982. Avec la complicité d’une vendeuse, la vidéaste s’est jouée de la surveillance vidéo d’un magasin en se faisant passer pour une voleuse.
Mais l’image télévisuelle a aussi des aspects constructifs et peut être travaillée d’après ses seules possibilités techniques uniquement. On peut ainsi combiner images de synthèse et moyens vidéographiques, palette graphique et simple image filmée, peinture et animation : les œuvres de Marc Caro (Le Topologue, 1988) ou de Ève Ramboz (L’Escamoteur, 1990) donnent à voir un monde où la réalité n’est plus manipulée, mais où la manipulation même devient une réalité autre, un imaginaire à part entière. Lorsque la vidéo est utilisée pour des clips musicaux, comme chez Jean-Baptiste Mondino, C’est comme ça (avec les Rita Mitsouko, 1987) et chez Philippe Gauthier, Andy, dis-moi oui (Rita Mitsouko, 1987), ou encore pour la danse avec Philippe Decouflé, Codex (1987), elle conserve néanmoins certains des aspects strictement spécifiques du médium vidéographique et peut transformer à son tour le chant ou la chorégraphie, parce qu’elle modifie et enrichit les manières d’entendre et de voir. D’abord destinées au support du moniteur, ces bandes-vidéo, grâce aux nouvelles techniques de projection (notamment Barcovision), sont de plus en plus souvent diffusées en public, sur grand écran, à l’occasion de festivals et acquièrent ainsi un statut qui les rapproche de l’image cinématographique.
En 1965, Jean-Christophe Averty fit les premières adaptations de textes littéraires (Raymond Roussel, Alfred Jarry, Jean Cocteau...) pour la télévision, depuis lors de nombreux artistes se sont intéressés aux relations entre l’image vidéo et l’écrit, et d’abord des cinéastes comme Jean-Luc Godard – ses premiers travaux vidéos datent de 1976 – ou Chantal Akerman. Dans son Histoire(s) du cinéma (1989), Jean-Luc Godard, s’intéresse précisément aux différences et aux recoupements possibles entre écriture et image, comme Chantal Akerman dans Letters Home (1986) réalisé à partir des 696 lettres envoyées par la poétesse américaine Sylvia Plath à sa mère ; comme eux, d’autres artistes se sont interrogés sur les notions d’« écriture » en vidéo en allant plus loin que la simple adaptation traditionnelle et en faisant de cette interaction une véritable recherche plastique. C’est le cas de la plus grande partie de l’œuvre de Gary Hill, où se mêlent des textes littéraires de Maurice Blanchot (par exemple Thomas l’obscur), ceux de l’artiste et d’autres auteurs, de saint Thomas à Jacques Derrida (Why do Things Get in a Muddle ?, bande de 1984 ; Disturbance. Among the Jars, installation de 1988) en une interrelation complexe de textes entendus, écrits, prononcés et d’images.
Si certains vidéastes recourent aux théories et aux logiques littéraires, d’autres, tels Thierry Kuntzel (Buena Vista, 1980) ou Pierrick Sorin (Réveils, 1988 ; Pierrick et Jean Loup, 1994), font quant à eux souvent référence à certains modes de constructions d’images et de narration propres au cinéma. En effet pour la vidéo, le modèle cinématographique en tant que forme de récit filmé a joué un rôle considérable au début des années 1990, en développant notamment de nouvelles séquences narratives et par la citation. Nombre de vidéastes tendent ainsi à proposer une nouvelle approche de la narration filmée, en proposant des saynètes, des petits récits avec leurs protagonistes sans pour autant se servir d’un scénario structuré de manière traditionnelle. Celui-ci peut être remplacé par de la danse, de la musique ou un savant dosage d’images, rompant ainsi avec l’ancienne linéarité de la narration, comme dans l’œuvre de la Canadienne Alison Murray Kissy Suzuki Suck (1992). Le recours à la citation directe ou à la simple référence à des fragments de films très souvent utilisé, en particulier par le Canadien Stan Douglas et l'Écossais Douglas Gordon, pourrait être qualifié d’« analytique », car il met à nu les codes visuels, sonores et musicaux de ces films afin d’en montrer les idéologies sous-jacentes, familiales, sociales ou politiques. En plaçant un court fragment de vingt secondes d’un film créé à Hollywood dans Passage à l’acte (1993), l’Autrichien Martin Arnold a décomposé l’image et le son, plan par plan, de telle sorte que la séquence banale qui nous est présentée (un jeune garçon s’installant à la table du repas familial) devient une scène violente, angoissante, car il la répète pendant douze minutes.
Enfin, le thème du corps – qui n’a jamais réellement disparu des enjeux vidéographiques depuis les toutes premières œuvres de Bruce Nauman et de Vito Acconci – a pris dans les œuvres de la jeune génération une tonalité dominante qui est celle de la sexualité. Les nouvelles pratiques sexuelles, la légitimation des différences, ce que l’on appelle, en une formule à consonance psychanalytique, les nouvelles formes du désir, lesquelles ont considérablement bouleversé le paysage relationnel des individus, ont contribué à l’engagement des vidéastes. Mais, contrairement à leurs aînés des années 1970, ceux-ci ne réalisent pas des œuvres directement militantes et préfèrent, pour la plupart, maintenir une distance vis-à-vis de certaines problématiques. Ainsi, dans L’Heure autosexuelle (1994), l'Écossais Michael Curran nous montre-t-il un homme nu (lui-même) exécutant une danse de séduction devant une jeune fille, assise dans un fauteuil et parfaitement indifférente ; une chanson des Beatles, Michelle (en français), des râles masculins pour fond sonore et l’accélération de l’image contribuent à traiter avec une certaine ironie les rapports sexuels. Dans un tout autre genre, l'Américaine Sadie Benning, artiste homosexuelle militante, dans It Wasn’t Love (1992) parvient à évoquer des éléments autobiographiques, les statuts du féminin et du masculin, tout en accomplissant un travail formel rigoureux, riche d’enseignements pour l’actuelle génération de vidéastes. Facile à manier, foisonnant d’inventions et de projets, le médium vidéo semble aller de plus en plus vers la recherche d’une rigueur plastique trop longtemps méconsidérée et qui reprend désormais ses droits.
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Écrit par
- Rosalind KRAUSS
:
professor of art history , Hunter College, City University of New York - Jacinto LAGEIRA : professeur en esthétique à l'université de Paris-I-Panthéon-Sorbonne, critique d'art
- Bénédicte RAMADE : critique d'art, historienne de l'art spécialisée en art écologique américain
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