ART, Yasmina Reza Fiche de lecture

Autopsie d'une amitié

Contrairement à ce que semble annoncer le titre de la pièce, l'art, en particulier contemporain, n'est ici qu'un point de départ. Sans doute une discussion s'ébauche-t-elle sur la « valeur » du tableau d’Antrios, exclusivement financière pour Marc, artistique pour Serge. Au procès en snobisme et en imposture du premier, qui prétend fonder son goût non sur la renommée ponctuelle mais sur les qualités éternelles et universelles que seraient l'authenticité et la sensibilité, le second répond par la relativité et l'historicité des critères esthétiques. L'attitude et le discours antimodernes de Marc rappellent beaucoup le jugement d'Alceste sur le sonnet d'Oronte au début du Misanthrope(« Ce style figuré, dont on fait vanité/ Sort du bon caractère, et de la vérité »). Et les deux personnages présentent de nombreux points communs, à commencer par leur refus des modes et leur intransigeance, au contraire d'un Yvan/Philinte plus modéré et conciliant.

Il reste que les guillemets dont est assorti le mot « art » dans le titre de la pièce annoncent moins un débat esthétique – Un monochrome est-il vraiment de l'art ? Qu'est-ce que l'art ? – que le rôle essentiel joué par le « ton » – l'équivalent oral des guillemets – dans le dialogue. On retrouve ici la fameuse « sous-conversation » chère à Nathalie Sarraute, dont la pièce Pour un oui pour un non ‒ là aussi, le délitement d'une amitié à partir d'une phrase banale prononcée d'une certaine manière ‒ est souvent citée en référence à celle de Yasmina Reza.

Si la question proprement philosophique du statut de l'œuvre d'art reste secondaire, celle du rapport – en particulier social – à cette œuvre s’avère, elle, centrale. L'achat, « pour vingt briques », de l'Antrios déclenche le conflit, agissant comme un révélateur. Car ce que nous comprenons, c'est que cette amitié vieille de quinze ans, qui semble s'effondrer soudainement sous nos yeux, était en réalité minée dès le départ. En cela, la pièce, qui fait incontestablement rire, n'en est pas moins d'une grande noirceur.

Les références à Molière comme au vaudeville et à la farce, les traits de caractère des uns et des autres (snobisme, hypocondrie, psychorigidité, couardise...), le jeu de la communication impossible (apartés, logorrhées, malentendus, dissimulation ou au contraire révélation brutale...), tout cela relève bien de la comédie, mais d'une comédie sinistre. Si les relations humaines apparaissent comme inéluctablement rongées par les diverses névroses des protagonistes, elles le sont aussi par les rapports de force, voire de classe, qui les opposent plus ou moins sourdement.

Dès lors, l'amitié, loin d'incarner un idéal d'altérité bienveillante, s’inscrit au contraire dans une relation profondément inauthentique et inégalitaire, minée par les sous-entendus et les pensées inavouables, et par une perpétuelle lutte d'influence et de pouvoir, qui peut évoluer : Serge, par l'achat du tableau d’Antrios, s'émancipe de la tutelle de Marc (c'est du moins ainsi que celui-ci le perçoit) ; Serge et Marc, pourtant violemment opposés, font cause commune contre Yvan qui refuse de prendre parti ; ce dernier, pour une fois, se révolte et refuse l'image de « farfadet » dont les deux autres l'ont affublé.

Comble de l'ironie : pris dans l'engrenage d'un fatal jeu de la vérité, le trio, jadis soudé dans les non-dits ou les faux-semblants, se disloque au moment même où il ouvre un espace de sincérité, au reste vite refermé, la refondation de cette amitié ne pouvant s’envisager qu’au prix d’un retour du mensonge. Tue ou libérée, entre monologue et conflit, la parole, loin d’être échange, ne fait[...]