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ARTHAŚĀSTRA

Dans son acception large, le mot sanscrit artha couvre le champ sémantique du français « objet ». En un sens restreint, l'artha est l'action intéressée ou l'intérêt pour la richesse matérielle et la puissance. À ce titre, l'artha figure dans la liste hiérarchisée des « buts de l'homme » : inférieur au dharma, système des normes juridiques et socio-religieuses qui permettent à l'homme d'être en harmonie avec l'ordre cosmique ; mais supérieur au kāma, désir de jouissance sensuelle. À chacun de ces « buts » (auxquels il convient d'ajouter mokṣa, désir de sortir du cycle perpétuel des morts et des renaissances) correspond un corps de doctrine, śāstra. L'Arthaśāstra est donc, en principe, l'ensemble des préceptes ayant trait à ce qui est utile pour qui veut devenir puissant ou riche. En fait, ce terme sert de titre à un ouvrage déterminé, attribué à un auteur nommé Kauṭilya (ou Kauṭalya), et qui traite non de l'artha en général, mais de l'artha royal : comment le roi doit-il agir pour que son royaume soit prospère et s'étende indéfiniment ? L'art de gouverner, inclus dans les spéculations sur la fonction royale, forme normalement un chapitre des traités de dharma : régner pour le bien-être de ses sujets et l'accroissement de son royaume est le devoir moral et religieux du roi. Sur quoi, dans ces conditions, se fonde-t-on pour dire que l'Arthaśāstra kauṭilyen est un ouvrage unique en son genre dans la littérature indienne ? Son originalité ne tient ni à la matière traitée, ni au but, ni même aux moyens qu'il recommande au roi (bien des mesures cruelles et fourbes enseignées par Kauṭilya sont aussi prescrites par les Lois de Manu et le Mahābhārata) ; elle tient à la perspective : au lieu que l'artha soit sous la dominance du dharma (s'adonner à l'artha est pour le roi le moyen qui lui est propre de se conformer au dharma), il dessine un système autonome de fins et de moyens dont il s'agit d'étudier l'organisation. Ou bien encore, l'artha est présenté comme la « racine » (nous dirions : la condition de possibilité) du dharma et du kāma. Et, s'il faut rapporter l'artha à une instance qui l'englobe et l'explique, c'est moins le bon ordre cosmique qui sera invoqué chez Kauṭilya que la notion terre-à-terre de lokayātrā, « le monde comme il va ». L'Arthaśāstra est original par un autre trait encore : par la liaison qu'il établit entre l'économique (vārttā) et le politique (nīti) ; l'économique détermine le politique, à la fois comme cause et comme modèle ; simultanément, l'économique est envisagé comme un champ sur lequel s'exerce l'action politique.

Kauṭilya

Tel que nous le lisons aujourd'hui, le texte de l'Arthaśāstra est d'abord celui de manuscrits découverts dans l'Inde du Sud, dans les premières années du xxe siècle. Cette trouvaille a ouvert un domaine nouveau aux études indiennes et fourni le thème d'âpres polémiques. Les Indiens, en général, s'enorgueillissent de ce traité original de politique, qui ne doit rien à Aristote et qui, par son audace, appelle la comparaison avec le Prince de Machiavel ; toutefois, ils s'efforcent, non sans naïveté, de défendre Kauṭilya contre l'accusation de « machiavélisme » (ainsi, notamment, Kangle). À vrai dire, ce n'est pas sur la question de la moralité que la comparaison est boiteuse, c'est sur la question de l'histoire (Renou) : alors que le Prince, historiquement daté, est avant tout une réflexion sur l'histoire et l'événement, l'Arthaśāstra, œuvre indienne au suprême degré, est remarquablement intemporel, bien qu'il ne parle que de la vie ici-bas.

Jusqu'à la mise au jour de ces manuscrits,[...]

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Écrit par

  • : directeur d'études à l'École pratique des hautes études (Ve section)

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