RIMBAUD ARTHUR (1854-1891)
Une saison en enfer
Reste le seul texte publié par Rimbaud, Une saison en enfer. Il était inutile jusqu'à maintenant de soulever le problème de la datation des Illuminations comparée à ce livret. On ne saurait toutefois s'y dérober. Rimbaud lui-même a tenu à inscrire à la dernière page de son « carnet de damné » : « avril-août 1873 ». La fin du livre semble prononcer un adieu. Signifie-t-elle pour autant que c'en était fini de la littérature ? Pour la beauté du geste, on l'a longtemps cru. Rimbaud, produisant cet ouvrage, coupait court avec son passé, il devenait « absolument moderne ». Les Illuminations lui seraient donc antérieures. Il a bien fallu cependant nuancer une opinion aussi tranchée, depuis que Bouillane de Lacoste, en 1949, dans une thèse désormais célèbre, a montré que certains de ces poèmes en prose avaient été recopiés à Londres, du temps où Nouveau était au côté de Rimbaud. Rien ne prouve de façon assurée que les Illuminations furent rédigées quand Rimbaud écrivait Une saison en enfer (où il se borne à citer plusieurs de ses « Vers nouveaux ») ; mais on ne doit pas davantage éliminer l'hypothèse d'un double adieu fait à la littérature (c'est ce que conjecture Maurice Blanchot) ; une fois dans la Saison, une autre fois dans les Illuminations, où quelques poèmes comme Départ ou Solde résonnent manifestement comme un congé.
Avec Une saison en enfer, Rimbaud a sans doute écrit le livre du rebelle par excellence, mais également celui qui touche de plus près l'adolescence, quand se dessine sous le signe de l'incertitude la vie d'homme toujours improbable. Verlaine parlera à son propos de « prodigieuse autobiographie psychologique », et certes il faut voir à quel point l'existence de Rimbaud y est questionnée ; mais l'auteur l'élève constamment à un exposant mythique. Aucun des motifs personnels (excepté peut-être la narration de Délires II) ne se referme sur lui-même. Tour à tour l'Histoire, la Famille, la Religion sont l'objet d'une traversée et de mises en crise. À travers ces pages de colère et de lucidité, l'Occident en son ensemble est accusé de façon si mordante qu'on ne retrouvera une telle âpreté que dans une œuvre contemporaine et elle aussi décisive, Ainsi parlait Zarathoustra (1883) de Nietzsche. Les griefs contre la religion chrétienne forment un motif dominant. Ils furent peut-être précédés par la rédaction de « paraphrases évangéliques » que l'on a retrouvées au verso de certains brouillons de la Saison. Le Christ que dans Les Premières Communions Rimbaud appelait l'« éternel voleur des énergies » ne l'en a pas moins retenu pour ses pouvoirs de thaumaturge et l'efficacité de sa parole. Aussi la religion est-elle à l'origine de la Saison beaucoup plus que « le drame de Bruxelles », ce « dernier couac ». C'est aux environs de Pâques 1873 que Rimbaud envisagea d'abord de rédiger un « livre païen » ou « livre nègre », lequel sera bientôt infléchi en histoire satanique. L'Enfer permet ici ce que les Anciens nommaient une katabase, descente dans l'au-delà qui se confond aussi avec une anamnèse personnelle et mène plus loin encore : dans la mémoire collective de l'Occident. C'est contre la loi du baptême que Rimbaud se cabre, en constatant que nous sommes tous ici-bas marqués par le péché originel. Par multiples assauts se développe alors sa rébellion, avec des cris de réel damné, une syntaxe du gril et du sarcasme, une parole-écriture torturée qui se plaît à mettre à l'épreuve les plus sûres fondations de l'Europe « aux anciens parapets ».
Au milieu de son livre, Rimbaud, par une manifeste mise en abyme, s'est représenté presque théâtralement selon deux chapitres qu'il a intitulés « Délires ». L'un[...]
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Écrit par
- Jean-Luc STEINMETZ : agrégé de lettres classiques, docteur d'État, université de Paris-III-Sorbonne nouvelle, professeur de littérature française à l'université de Nantes
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