SCHOPENHAUER ARTHUR (1788-1860)
Schopenhauer est sans doute le penseur dont l'influence fut la plus profonde et la plus variée à la fin du xixe siècle et au début du xxe, moins d'ailleurs sur la philosophie universitaire que sur la philosophie des artistes, celle des hommes de science, et surtout des écrivains. Il faudrait citer Nietzsche et Wagner, bien sûr, mais aussi Tolstoï, Freud, Proust, Thomas Mann et, de façon plus ou moins avouée, un Bergson, un Wittgenstein. Pourtant, il fut méconnu de ses contemporains, souvent violemment attaqué (récemment encore par Lukács) ou exclu de la galerie des grands philosophes (Merleau-Ponty). Schopenhauer est difficile à situer dans l'histoire de la philosophie : l'étiquette de romantisme semble inévitable, entraînée par le thème de la douleur universelle et du spleen, ou, plus simplement, par la chronologie : sa thèse (De la quadruple racine du principe de raison suffisante) est de 1813, son œuvre majeure (Le Monde comme volonté et comme représentation) est de 1818. Mais, alors, comment comprendre qu'il ait été presque ignoré jusqu'après 1850 et qu'il ait été lu et reconnu seulement dans la seconde moitié du xixe siècle, à l'époque du positivisme et du scientisme ? Et ce romantique tient par bien des côtés – son voltairianisme par exemple – du xviiie siècle. L'embarras des historiens est manifeste lorsqu'ils traitent de l'œuvre de ce postkantien bien après celle d'un Hegel ou d'un Schelling.
Cette pensée inactuelle, et qui se revendique telle, n'évolue pratiquement pas depuis l'intuition de l'adolescence jusqu'aux derniers écrits. La thèse centrale exprimée dans le titre du Monde comme volonté et comme représentation est sans cesse reprise et développée dans des perspectives multiples. Schopenhauer aime comparer sa philosophie à Thèbes aux cent portes et la devise de l'œuvre entière pourrait être celle qu'il applique à l'histoire humaine : eadem sed aliter (« la même chose mais autrement »). Si nous sommes amenés à distinguer une métaphysique de la volonté, une anthropologie pessimiste et une théorie esthétique, c'est que ces points de vue, à partir d'un même centre, ont déterminé des lignes d'influence relativement indépendantes à la fin du xixe siècle.
L'homme et l'œuvre
L'homme et l'œuvre... Ce sous-titre traditionnel s'applique particulièrement bien à Schopenhauer. Son pessimisme, sa misogynie, son amour des animaux, son horreur du bruit font partie de sa philosophie tout autant que de sa biographie. Il serait trop facile de les réduire à une névrose supposée. Il est vrai que, dans son cas, l'explication par la biographie est tentante. Né à Dantzig, le 22 février 1788, le jeune Arthur a seize ans quand son père, un riche négociant, se tue dans un accès de mélancolie. La mère, romancière réputée et, semble-t-il, insupportable bas-bleu, ne s'entendra jamais avec son fils. Arthur voyage dès l'enfance en France, en Angleterre puis en Italie. Il connaît les langues de ces pays (ainsi que l'espagnol) et acquiert une culture cosmopolite et une expérience artistique qui dépassent de beaucoup celles d'un Kant ou d'un Hegel. Il a fait des études scientifiques, fréquente Goethe dont il adopte la théorie des couleurs. Pourtant, malgré un certain appui de ce dernier, sa thèse de 1813 et l'opuscule Sur la vue et les couleurs (1816) et surtout la première édition du Monde comme volonté et comme représentation (déc. 1818) auront fort peu de retentissement. Son cours à l'université de Berlin est un échec. Il l'avait placé aux mêmes heures que celui de Hegel, par provocation.
En 1831, le philosophe fuit Berlin et l'épidémie de choléra pour se fixer à Francfort, où il vit dans l'indépendance en gérant prudemment l'héritage paternel.[...]
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Écrit par
- Jean LEFRANC : maître de conférences honoraire de philosophie, université de Paris-Sorbonne
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