ARTS DE LA RUE
L'élan des années 1960
Durant les années 1960, la notion d'œuvre, malmenée de longue date par Marcel Duchamp, fut jetée à la rue par les provocations de Jean-Jacques Lebel, facétieux cousin des performers nord-américains et des actionnistes viennois de Fluxus, et l'art livré aux passants à travers les interventions plastiques d'Yves Klein et des « nouveaux réalistes ». Jean Dubuffet agença ses volumes pénétrables, Jean Tinguely exposa ses automates dégingandés, Daniel Buren tendit ses toiles rayées, Christo emballa des statues et des bâtiments, Ernest Pignon-Ernest placarda des effigies sur les marches de Montmartre et les murs de Naples.
Bien avant 1968, le souvenir de transgressions encore tolérées dans quelques carnavals, mais tempérées dans les fêtes foraines et sous les toiles du cirque, a irrigué les rêves de jeunes troupes en quête d'instruments pour combattre le conditionnement du citadin par l'idéologie « bourgeoise ». Encore fallait-il que les recherches d'un art d'avant-garde vinssent féconder les entreprises de ce théâtre d'agitation. Peu de comédiens connaissaient vraiment les tentatives de Vladimir Maïakovski et les réalisations de Vsevolod Meyerhold dans la Russie révolutionnaire. En revanche, le Teatro Campesino, né lors de la lutte menée par les employés des grandes exploitations viticoles de Californie durant la seconde moitié des années 1960, a fait des émules en France. Les grands masques du Bread and Puppet (créé en 1962 par Peter Schumann) passèrent par Aubervilliers avant d'être conviés au festival de Nancy. Le Living Theater (fondé par Julian Beck et Judith Malina aux États-Unis en 1950) était apparu à Paris en 1961 (The Connexion, au Théâtre des Nations), à Cassis en 1966, à Caen en 1967, avant de défrayer la chronique du festival d'Avignon de 1968 avec Paradise now. Cette année-là, le sort du pays se joua de nouveau sur le pavé. Bien des troupes, renouant avec l'esprit qui animait le groupe Octobre des frères Prévert à la veille du Front populaire, visitèrent les facultés et les usines en grève, à la façon du Théâtre du Soleil d'Ariane Mnouchkine, qui puisa dans cette expérience l'énergie pour monter 1789 sur un archipel de scènes à la Cartoucherie (1970). Le Grand Magic Circus de Jérôme Savary multiplia les interventions à la volée. Nulle discipline ne fut épargnée par ces échappées d'artistes qui ne pouvaient ni ne voulaient trouver place au sein des institutions.
Dans l'après-mai, des collectifs théâtraux comme l'Aquarium ou la Troupe Z, des fanfares telles que Les Quinziémiards, mais aussi le Théâtre à bretelles (créé en 1973 par Anne Quésémand et Philippe Duval) et beaucoup d'autres arpentèrent les campus et animèrent les fêtes militantes. Des danseurs, tels Jean-Claude Gallota à Grenoble et Odile Duboc à Aix-en-Provence, des musiciens comme Nicolas Frize (dès 1973), Pierre Sauvageot (Poly Sonneries, à partir de 1975), Gilbert Artman (Urban Sax, depuis 1977) s'insinuaient dans l'espace urbain, intégrant ses remous et ses hasards à la composition. Glanant des arguments tantôt chez Antonin Artaud ou Georges Bataille, tantôt chez Bertolt Brecht, inspirés pour les uns par les écrits de Guy Debord, nourris pour les autres du livre d'Augusto Boal (Pratique du Théâtre de l'opprimé, paru à Rio de Janeiro en 1977, traduit chez Maspéro en 1978), maints artistes ont suivi l'exemple d'André Benedetto et de Gérard Gélas, figures du festival off d'Avignon. Ils fréquentèrent le festival de Nancy pour y découvrir les troupes venues d'Europe centrale ou d'Amérique. Certains ont vu l'Orlando Furioso (1970) mis en actes par Luca Ronconi dans un pavillon des Halles en cours de destruction, d'autres attendirent 1976 pour voir dans un entrepôt La Passion[...]
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Écrit par
- Emmanuel WALLON
: maître de conférences à l'université de Paris-X-Nanterre, chargé de cours à l'université de Louvain-la-Neuve (Belgique), membre du comité de rédaction des
Temps modernes et d'Études théâtrales
Classification
Médias
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