RÉVOLUTION FRANÇAISE ARTS SOUS LA
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Après avoir visité le Salon de 1791, le premier Salon « libre » ouvert par un décret de l'Assemblée nationale à tous les artistes sans distinction, le graveur J.-G. Wille notait dans son Journal : « J'y vis du sublime, du beau et bon, du médiocre, du mauvais et de la croûterie. » Cette idée reçue que la Révolution française n'a été en général qu'un « déplorable intervalle dans la région des beaux-arts » (l'expression est de Quatremère de Quincy qui, sous la Restauration, renie sa ferveur d'antan) a été largement perpétuée par les historiens de l'art ; elle explique en partie que l'art français de la période révolutionnaire reste encore un domaine moins étudié que d'autres.
Or, pendant cette brève période d'une rare complexité, la France artistique a connu un bouleversement, une effervescence sans précédent, trop tôt « normalisés » par la réaction thermidorienne, et dont on peut observer les effets profonds à travers tout le xixe siècle.
« La liberté est produite par ce même enthousiasme qui crée les productions du génie », affirme Boissy d'Anglas. De cette conviction révolutionnaire, de cette nouvelle déterminaison réciproque du politique et de l'artistique découlent non seulement les innovations et les enjeux, mais aussi les complexités de l'art sous la Révolution.
« Le système des arts doit changer comme le système politique », proclame un critique anonyme en 1793. Barère plaide à l'Assemblée nationale une innovation institutionnelle capitale, la liberté d'exposer : « L'égalité des droits qui fait la base de la Constitution a permis à tout citoyen d'exposer sa pensée ; cette égalité légale doit permettre à tout artiste d'exposer son ouvrage : son tableau, c'est sa pensée ; son exposition publique, c'est sa permission d'imprimer. » Les artistes ont eux aussi leur prise de la Bastille symbolique : c'est la conquête de la liberté d'exposer au Salon, jusqu'alors réservé aux seuls membres de l'Académie royale de peinture et de sculpture. Le Salon libre révèle l'existence d'une quantité insoupçonnée d'artistes : on peut ainsi estimer à plus de cent cinquante peintres les exposants non académiciens contre à peine une cinquantaine de peintres membres de l'Académie. Nombre de ces nouveaux venus nous demeurent à ce jour totalement inconnus. C'est certainement l'une des tâches les plus urgentes de l'histoire de l'art que de recenser tous ces artistes et de mieux connaître leurs œuvres et leur engagement politique. Qui est – un exemple entre mille – ce Colinart de Versailles qui signe en 1790 un étonnant Triomphe de la Liberté conservé au musée de la Révolution française de Vizille ?
Le Salon, où tous peuvent exposer librement, « concours indéterminé qui consistera dans le combat libre et arbitraire de tous les talents » (Quatremère de Quincy), appelle à une réévaluation de toutes les réputations acquises : avec la liberté d'exposer, les « talents eux-mêmes ont perdu leur aristocratie », déclare le Journal de Paris. L'Académie est supprimée et, au Salon, ce n'est plus le nom, le renom, de l'artiste, sanctionné précédemment par l'institution académique, qui doit faire foi mais son œuvre : vœu, utopique, de faire table rase du passé pour inventer un art de la liberté.
Le peintre Jacques-Louis David en dicte le programme : « Chacun de nous est comptable à la patrie des talents qu'il a reçus de la nature [...]. Le vrai patriote doit saisir avec avidité tous les moyens d'éclairer ses concitoyens, et de présenter sans cesse à leurs yeux les traits sublimes d'héroïsme et de vertu. » Les appels aux artistes pour qu'ils représentent les faits glorieux de la Révolution sont constants et le Comité de salut public ira jusqu'à organiser, en l'an II, un grand concours de peinture pour en promouvoir l'idée. Il n'en est pas moins patent que les œuvres produites dans ce registre sont rares et leur absence au Salon, où abondent les portraits, a étonné la critique tout comme le public. Ce qui est ici en jeu se nomme la régénération des arts. Comme l'a montré Mona Ozouf, l'idée même de régénération comporte, sous la Révolution, deux conceptions complémentaires qui s'opposent et s'entrecroisent : l'une, confiante et libérale, s'inspirant de Rousseau, juge qu'il suffit de libérer l'être humain des entraves, obstacles, écrans qui l'inhibent et l'asservissent pour que naisse l'homme nouveau ; l'autre, plus sourcilleuse et inquiète, prend Lycurgue pour modèle et pense qu'il faut constamment encadrer et fortifier l'homme par des règles afin de le mettre sur le droit chemin et l'empêcher de retomber dans l'erreur.
La régénération des arts connaît, elle aussi, cette double perspective. Ainsi, lorsqu'un membre anonyme de la Société républicaine des arts demande « que les artistes soient astreints à n'offrir pour le prochain muséum que des sujets pris dans la Révolution française », l'assemblée lui rétorque « qu'il n'est pas nécessaire de solliciter une loi coercitive parce que l'intention de cette loi se trouve dans le cœur de tous les artistes républicains ». L'artiste cherche naturellement à produire des œuvres nobles et utiles : le régime monarchique l'a asservi en lui imposant les sujets à traiter, et l'Académie la manière de les traiter, mais la liberté nouvelle le conduira spontanément vers les sujets vertueux et patriotiques.
Moins confiant, le pouvoir politique s'impatiente. Ainsi Thibaudeau déclare-t-il, en l'an II, à la tribune de la Convention nationale : « La plupart des artistes français ont des siècles de bassesse et d'adulation à effacer [...] ; je crois être fondé à leur reprocher, au nom de la République, leur insouciance et leur inaction coupables depuis la Révolution. Où sont les preuves de leur patriotisme ? Où sont les monuments qu'ils ont élevés à la liberté ? [...] Les grands talents sont-ils donc nécessairement aristocrates ? » Il faut que « les arts soient des décorations de la liberté qui les ennoblit », affirme encore Robespierre. Nous sommes alors en pleine Terreur et les incitations du Comité de salut public revêtent une signification pour le moins pressante !
Mais on ne décrète pas à bref délai « l'homme-artiste nouveau » comme on décrète le système métrique ou le calendrier. Se « mettre, comme artiste, au niveau de la Révolution », comme l'écrit le sculpteur Dardel à son ami le peintre François Gérard, représente en réalité un formidable défi car il faut inventer un langage nouveau.
Celui de l'allégorie, tout d'abord, que l'art de la Révolution évoque immanquablement. Décriée depuis Diderot, celle-ci connaît alors un regain de faveur remarquable. En remplacement des symboles du régime monarchique qu'elle ordonne de détruire, la Révolution produit, dans un souci de légitimation, ses propres emblèmes qui incarnent les institutions et les valeurs nouvelles. Ces allégories emblématiques, normatives, se doivent d'être visuellement simples et aisément reconnaissables : le bonnet phrygien, le niveau, le faisceau. Ainsi les artistes ont su en très peu de temps créer un vocabulaire qui s'impose par son utilisation répétée sur tous les supports disponibles, en-têtes, monnaies et médailles ; il est présent dans le décor des fêtes, il est diffusé par la gravure. Mais les choses se compliquent lorsqu'il s'agit d'évoquer les grandes conquêtes révolutionnaires dans le domaine des idées et des principes en assemblant en une composition complexe le vocabulaire de l'iconographie nouvelle et les figures traditionnelles. Le plus souvent rébus savant et hermétique, inintelligible pour le public auquel il s'adresse, l'allégorie « narrative » ne connaît que de rares et d'autant plus remarquables réussites, telle La Liberté ou la Mort de Jean-Baptiste Regnault (petite réplique de l'original perdu, conservée à la Kunsthalle de Hambourg).
Les sujets contemporains posent, eux, des problèmes d'une tout autre nature. S'il faut « exciter les arts par les vertus, et les vertus par les arts » (Thibaudeau) en choisissant des sujets dans les événements de la Révolution française, on est conduit à remettre en cause la doctrine, incontestée depuis plus d'un siècle, qui affirme la primauté de la peinture d'histoire dans la hiérarchie des genres comme celle du peintre d'histoire dans la hiérarchie académique. Difficile conversion des mentalités qui ne peut s'accomplir en quelques années : il faut apprendre à évoquer de nobles sentiments avec des sujets « ignobles » ; il faut non seulement dépeindre fidèlement les grands événements, les journées révolutionnaires (le serment du Jeu de paume, la journée du 10 août, etc.) et les « actions héroïques et civiques des républicains français » (le courage du jeune Désilles à Nancy, la mort de Bara ou celle de Viala, etc.), mais aussi, en dépassant l'anecdote et la simple description de l'événement, insuffler du sens au sujet retenu pour en sublimer la portée, en faire percevoir la leçon morale. Il faut créer, en somme, des « allégories réelles ». Pour atteindre ce but, il faut nécessairement inventer un nouveau langage, de nouvelles formes d'expression. Ici s'ouvre la voie royale qui conduit, par-delà l'intermède napoléonien, du Serment du Jeu de paume de David, au Radeau de la Méduse de Géricault et à La Liberté guidant le peuple de Delacroix.
Les artistes, dans les premières années de la Révolution, affrontent en outre le problème de la durée. Les événements se succèdent à un rythme accéléré ; or l'artiste du xviiie siècle est habitué à travailler lentement et il faut nécessairement du temps pour la conception, puis pour la réalisation, des formats ambitieux qu'appellent des œuvres apologétiques. Ce décalage entre temps artistique et temps historique entraîne toutes sortes de déboires bien connus : Le Serment du Jeu de paume de David ne sera jamais achevé, pas plus que son Bara, Le Dévouement héroïque du jeune Désilles, de Jean-Jacques Le Barbier dit l'Aîné, commandé comme pendant au Serment, nécessitera d'importantes transformations, car le contenu idéologique de l'épisode se modifie fondamentalement entre 1791, date de l'esquisse, et 1794, date de l'achèvement du tableau. La Liberté ou la Mort de Regnault, donné à la nation, est politiquement déplacé lorsqu'il paraît, après Thermidor, au Salon de 1795. C'est pourquoi une présentation intemporelle des œuvres est stérile : elles ne révèlent leur sens que si l'on retrace le contexte précis qui a présidé à leur élaboration. À cet égard, les études entreprises au cours des années 1980 ont largement dépassé l'étroit catalogage des œuvres – un certain nombre d'artistes sont mieux connus – et fournissent des clés pour penser l'art de la Révolution française : on citera, notamment, les travaux de Philippe Bordes, ceux de William Olander et d'Édouard Pommier.
L'étude de la sculpture de l'époque révolutionnaire, si passionnante pourtant, continue à être trop délaissée malgré quelques remarquables analyses ponctuelles : l'œuvre du sculpteur Joseph Chinard (1756-1813), actif à Lyon, ou le décor sculpté du Panthéon.
Dans le domaine de l'architecture, l'intérêt est constant pour la trilogie Boullée, Ledoux et Lequeu, les architectes de la Liberté, et il mérite d'être souligné : depuis plus de vingt ans, ces architectes font l'objet d'études, de monographies et d'expositions nombreuses et ont suscité des polémiques passionnées. Les somptueux dessins qu'ils ont laissés correspondent à dix années 1789-1799, d'intense production, rêvée et dessinée, et permettent de prendre la mesure de ce grand chantier, de cette puissance à imaginer un autre monde, puissance rêvée et dessinée, élaborant du sens, inventant des formes nouvelles, pensant la ville dans un nouvel espace, concevant les édifices publics et les fêtes révolutionnaires.
Bibliographie
F. Benoit, L'Art français sous la Révolution et l'Empire, Paris, 1897 ; réimpression Slatkine-Megariotis, Genève, 1975
P. Bordes,Le Serment du Jeu de paume de Jacques-Louis David, Éditions de la Réunion des musées nationaux, Paris, 1983
P. Bordes & R. Michel dir., Aux armes et aux arts. Les arts de la Révolution, 1789-1799, A. Biro, Paris, 1989
A. Jacques & J.-P. Mouilleseaux, Les Architectes de la Liberté, coll. Découvertes, Gallimard, Paris, 1989
W. Olander, Pour transmettre à la postérité : French Painting and the Revolution, 1774- 1795, (Ph. D., New York University, 1983), Ann Arbor, University Microfilms International, 1984
É. Pommier, L'Art de la Liberté, Docrtines et débats de la Révolution française, Gallimard, 1991
W. Szambien, Les Projets de l'an II. Concours d'architecture de la période révolutionnaire, École nationale supérieure des beaux-arts, Paris, 1986.
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