ROY ARUNDHATI (1961- )
Les soubresauts de la mémoire
Parallèlement à cette dimension politique très affirmée, les romans de Roy se caractérisent par une inventivité tant structurelle que langagière. Forte de sa formation d’architecte, elle compara l’écriture de son premier roman, rythmé par de subtiles répétitions de mots, sons, images et motifs, à la conception complexe mais cohérente d’un bâtiment. Reflet des soubresauts désordonnés de la mémoire, Le Dieu des petits riens repose sur un va-et-vient constant entre deux temporalités : en juin 1969, les jumeaux Rahel et Estha, âgés de sept ans, sont les témoins impuissants de deux tragédies (la noyade accidentelle de leur cousine venue d’Angleterre, suivie de la mort violente d’un intouchable, coupable d’un amour interdit) ; vingt-trois années plus tard, les enfants devenus adultes subissent toujours les effets délétères de ces événements traumatiques qui ont conduit Estha à trouver refuge dans le silence. Par le biais d’allers et retours lancinants, la voix narrative ne cesse de ressasser certains détails et scènes dont les personnages ne parviennent à se libérer (du sang noir qui s’écoule d’un crâne, l’odeur rance et métallique des barres d’acier, celle douceâtre et écœurante des roses fanées). Le texte bégaie pour redire et revivre le traumatisme, mais les fragments répétés permettent au lecteur de reconstituer peu à peu l’histoire tandis que les reprises sonores et lexicales créent une trame mélodique qui confère à la langue une dimension poétique. Dans le sillon de Salman Rushdie, Roy fait bifurquer la langue anglaise, crée des néologismes (à côté des intouchables, elle invente la catégorie des « touchables ») et agglutine les mots entre eux (« Quesquispasse ? ») afin d’injecter de l’oralité dans le texte écrit.
Dans Le Ministère du bonheur suprême, Arundhati Roy propose une narration labyrinthique et tentaculaire, à l’image de l’histoire chaotique de l’Inde de la fin du xxe siècle au début du troisième millénaire : les récits se répondent sans toujours se croiser sur un mode qui mêle l’intime et l’épique. Aux deux figures principales (l’hijra Anjum et Tilo, jeune architecte devenue activiste par amour pour un militant indépendantiste cachemiri) s’agrège une multitude de personnages, d’histoires, de langues et de genres littéraires (poèmes, chansons, mantras, berceuses, lettres…) qui forment un ensemble polyphonique où aucune voix ne saurait dominer. À la citation de John Berger qui servait d’épigraphe au Dieu des petits riens, « On ne racontera plus jamais une seule histoire comme si ce devait être la seule », font écho les notes prises par Tilo dans son carnet : « Comment écrire une histoire brisée ? En devenant peu à peu tout le monde. Non. En devenant peu à peu tout. »
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Écrit par
- Vanessa GUIGNERY : habilitée à diriger des recherches en études anglophones, professeure des Universités à l'École normale supérieure de Lyon
Classification
Média
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