ATOMISME
Deux mille ans avant la naissance de la théorie atomique moderne, des penseurs grecs ont forgé la notion d'atome pour désigner les éléments premiers, insécables et indestructibles dont se compose toute réalité. La tradition voit dans Leucippe l'ancêtre mythique d'une philosophie qui, au ve siècle avant J.-C., tente de concilier l'être un et immobile des Eléates (Parménide, Xénophane, Zénon) avec l'expérience de la pluralité et du mouvement sur laquelle Empédocle et Anaxagore avaient mis l'accent. La sphère parménidienne de la vérité se fractionne ici en un nombre infini d'unités insécables et pleines. Semblable aux particules de poussière en suspension dans l'air, le mouvement des atomes s'effectue dans le vide. L'attrait de cette « philosophie de la poussière » (Léon Brunschvicg) tient au fait que la réduction du complexe au simple et du divers à l'unité élémentaire assure l'intelligibilité du réel, sans faire appel à une causalité transcendante.
Une pensée de la matière
Le véritable fondateur de l'atomisme philosophique est Démocrite (460 ?-370 ? av. J.-C.). Le non-être parménidien se confond avec le vide qui rend possible le mouvement des atomes, dont les formes rondes, anguleuses ou crochues leur permettent ou non de s'assembler. Persuadé que les impressions sensibles et qualitatives résultent du passage d'atomes de formes diverses par les pores des organes des sens, Démocrite anticipe la distinction qui sera faite plus tard par John Locke entre qualités premières et qualités secondes. Le mécanisme des sensations résulte pour lui de la rencontre entre les atomes sphériques de l'âme et les atomes extérieurs.
Alliant physique (compatibilité du hasard et de la nécessité) et métaphysique (compatibilité de l'éternité de l'être avec la réalité du mouvement et du changement), l'atomisme démocritéen va de pair avec une éthique soucieuse de libérer l'esprit des angoisses qui ont leur source dans les superstitions mythiques et religieuses. En acceptant la réalité telle qu'elle est, on préserve l'« équilibre dynamique » (kresis), du microcosme humain et du macrocosme. Un tel consentement va de pair avec la valorisation du pouvoir de l'homme sur sa propre nature.
Platon (428 env.-env. 347 av. J.-C.) s'inquiétera déjà des conséquences réductionnistes de l'atomisme, en se demandant comment la « syllabe », l'unité minimale du sens, peut être dérivée de la « lettre ». L'atomisme trouvera un autre adversaire de taille en la personne d'Aristote (385 env.-322 av. J.-C.). Sa critique prend source dans une conception de la matière, inséparable d'une certaine forme. Pour lui, le « plein » des atomes et le « vide » dans lequel ils évoluent constituent deux aspects de la cause matérielle, qui a besoin d'une cause formelle pour pouvoir s'actualiser. La difficulté principale de l'atomisme est de justifier le principe de congruence (symmetria) qui permet aux atomes de s'entrelacer mutuellement pour former des combinaisons dotées d'une certaine stabilité interne.
Chez Épicure (341-270 av. J.-C.), le lien entre la physique atomiste et l'éthique est encore plus étroit. S'il adopte l'atomisme de Démocrite, c'est aussi parce que cette hypothèse « immunise » le monde contre les incursions des dieux. L'atomisme implique l'existence d'une matière infinie, constituée par les atomes de taille, de forme et de poids différents, disséminés dans un espace infini, tout aussi éternel que ceux-ci. Dans cet espace, les atomes sont soumis à un mouvement éternel de chute rectiligne constante. En déviant légèrement leur trajectoire, les atomes forment un tourbillon cosmique, créant une sorte d'espace de rencontre primordial. Même si la plupart de ces rencontres sont purement passagères[...]
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Écrit par
- Jean GREISCH : docteur en philosophie, professeur émérite de la faculté de philosophie de l'Institut catholique de Paris, titulaire de la chaire "Romano Guardini" à l'université Humboldt de Berlin (2009-2012)
Classification
Médias
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