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ATTACHEMENTS. ENQUÊTE SUR NOS LIENS AU-DELÀ DE L'HUMAIN (C. Stépanoff) Fiche de lecture

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La domestication

Cet équilibre a été bouleversé par les techniques modernes de domestication imposées par l’État soviétique au xxe siècle. Le loup a été considéré comme un ennemi, la division de la surveillance entre hommes et femmes a été abolie, les animaux sont devenus des marchandises, les épizooties se sont multipliées, le renne meneur de troupeau a été remplacé par le chien de berger, et les troupeaux ont été surveillés grâce à des techniques similaires à celles en usage dans les camps de concentration.

Ce processus de domestication qui a transformé les rennes en marchandises a été qualifié de « révolution du renne » par l’anthropologue russe Igor Krupnik, sur le modèle de ce que le préhistorien Gordon Childe a appelé « révolution néolithique » pour les espèces animales et végétales domestiquées au Moyen-Orient. La notion de révolution a cependant pour inconvénient de présenter ce processus comme irréversible et émancipateur pour les humains, alors que de nombreuses sociétés en Eurasie se sont opposées à un tel pouvoir modernisateur. La domestication résulte d’un ensemble d’événements contingents lorsque les humains doivent se rapprocher de leurs animaux pour continuer à les chasser. C’est un goulet d’étranglement évolutionnaire dans les relations entre humains et non-humains plutôt qu’un seuil révolutionnaire marquant le passage d’une époque à une autre.

Penser la domestication comme une révolution est un héritage des Lumières. Buffon conçoit l’action de l’homme sur les animaux domestiques comme celle de Dieu dans la matière, au moment où Cavendish et Daubenton mènent les premières expériences de sélection des chevaux et des moutons. En 1831, Geoffroy Saint-Hilaire établit une relation entre le degré de civilisation d’une société humaine et le degré de domestication des animaux et des plantes. Depuis, la biologie évolutionniste et l’archéozoologie ont montré que la domestication ne suit pas ce schéma civilisateur, qui est une projection moderne sur des périodes anciennes.

La troisième partie du livre analyse comment les sociétés humaines sont passées de formes égalitaires à des formes inégalitaires. Ce ne sont ni des contraintes matérielles ni des changements idéologiques qui ont causé ces ruptures écologiques, mais plutôt des tensions dans les attachements au-delà de l’humain, des « schismogenèses complémentaires » (Gregory Bateson) qui différencient au sein d’un même collectif les hommes et les femmes, les nobles et les esclaves, les êtres dotés d’esprit et les marchandises. Ces formes de différenciation sont apparues de façon variable à travers le globe, mais elles ont été amplifiées et standardisées par le processus d’urbanisation qui, malgré la multiplication des pandémies, a conduit à l’augmentation de l’espèce humaine sur la planète. Un tel processus n’est donc pas irréversible et peut donner lieu à des formes de résistance localisées.

Le livre de Charles Stépanoff, s’il se présente comme une vaste synthèse de ce que la biologie évolutionniste et l’anthropologie sociale révèlent des formes de domestication, est bien une véritable « enquête » qui incite à étudier au cas par cas comment ces techniques de pouvoir peuvent être subverties par des savoirs critiques plus proches de la terre.

— Frédéric KECK

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Écrit par

  • : directeur de recherche CNRS, membre du Laboratoire d'anthropologie sociale

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