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AU CŒUR DES TÉNÈBRES, Joseph Conrad Fiche de lecture

Quête initiatique ou dénonciation des horreurs coloniales ?

Le roman a connu des interprétations successives parfois contradictoires : confrontés à un dispositif narratif complexe qui enchâsse les récits, les premiers lecteurs ont été déçus de ne pas trouver le roman d’aventure qu’ils espéraient ; on a pu ensuite y voir un voyage initiatique doublé d’une quête, une parabole sur la condition humaine, ce qui le place dans une tradition qui va de L’Odyssée à La Divine Comédie ou à Faust. Cette quête sous-tend la remontée du fleuve par Marlow, et son voyage peut aussi être lu dans une perspective darwinienne de retour aux origines « primitives », ou comme le support d’une série de rencontres (les colons, les indigènes asservis, la fiancée, les auditeurs de Marlow). Il le mène vers une révélation qui n’arrivera jamais, Kurtz conservant son mystère jusqu’au bout.

Aucœur des ténèbres marque une transition du réalisme victorien à un répertoire de techniques modernistes : narration disloquée, temps, lieux et voix non fiables. Pour Marlow, « le sens d’un épisode n’était pas à l’intérieur comme les cerneaux, mais à l’extérieur, enveloppant seulement le récit qui l’amenait au jour comme un éclat voilé fait ressortir une brume, à la semblance de l’un de ces halos vaporeux que rend parfois visibles l’illumination spectrale du clair de lune. » Cette ambiguïté fait la force du roman ; elle est l’image d’un monde où un usage perverti et hypocrite du langage (les colons justifient l’asservissement des Africains en les qualifiant de « criminels » ou d’« ennemis ») est devenu symptôme des dysfonctionnements de l’impérialisme européen : lumière et ténèbres se confondent, et les ténèbres dont il est question sont moins celles de l’Afrique « primitive » que celles de la sauvagerie inhumaine des pratiques coloniales.

Champ de bataille idéologique dans un monde où l’onde de choc de la colonisation continue à se faire sentir, Aucœur des ténèbres nous invite aujourd’hui encore à des interprétations nouvelles (postcoloniales, féministes, psychanalytiques, écocritiques, etc.) qui enrichissent notre lecture de l’œuvre, confirment son importance dans l’histoire littéraire et soulignent la fonction éthique de la fiction romanesque dans la société.

— Nathalie MARTINIÈRE

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