AU DÉTOUR DU SENS. PERSPECTIVES D'UNE PHILOSOPHIE HERMÉNEUTIQUE (C. Berner) Fiche de lecture

Au cours du xx^e siècle, la philosophieherméneutique s'est développée selon deux axes distincts : le premier se laisse guider par le concept de compréhension qui, tant chez Heidegger que chez Gadamer, ne désigne plus un mode de connaître, mais une manière d'être ; le second, suivi en France par Paul Ricœur, prend pour fil conducteur le concept d'interprétation. Excellent connaisseur de l'histoire de l'herméneutique, traducteur des œuvres philosophiques de Schleiermacher, Christian Berner esquisse dans Au détour du sens (2007) une approche inédite et originale de la philosophie herméneutique qui lui permet de surmonter l'opposition entre ces deux conceptions.

Le titre du livre s'éclaire à la lumière d'une phrase de Hegel, placée en exergue : « le chemin de l'esprit est la médiation, le détour », et d'une citation de Heinrich von Kleist : « Mais le paradis est verrouillé, et le chérubin derrière nous ; nous devons faire le voyage autour du monde et voir s'il n'est pas ouvert quelque part par-derrière. »

Pour donner corps à sa conception de l'art de comprendre herméneutique, Berner se livre à un quadruple parcours de reconnaissance.

La première étape passe par la reconstruction des débats qui eurent lieu au xx^e siècle autour de cette discipline : une relecture et une discussion approfondies des positions de Wilhelm Dilthey, Martin Heidegger, Hans-Georg Gadamer, Paul Ricœur et Karl-Otto Apel viennent étayer la définition de l'herméneutique comme « pensée du détour, qui pour comprendre, prend le temps de l'interprétation et de l'explication », et comme « art de comprendre » dont les enjeux apparaissent quand on découvre que le désir de comprendre est au cœur même du projet philosophique.

Dans la deuxième étape, l'auteur, revenant à Kant et à sa réflexion sa doctrine du sens commun, précise l'orientation qu'il veut donner à herméneutique, qui ne transige jamais avec les exigences d'une pensée critique. Comprendre n'est pour lui pas seulement l'expression d'un désir ; c'est aussi un devoir, en particulier quand il s'agit de la compréhension d'autrui, où le devoir de comprendre se confond avec l'impératif du respect. La maxime de l'équité herméneutique défendue au xviii^e siècle par les théoriciens de l'herméneutique générale, trouve ainsi une nouvelle actualité dans une conception de la compréhension comme responsabilité critique et mise à l'épreuve de la validité de nos interprétations.

Les deux dernières parties du livre gravitent autour du « trépied » que forment les notions de perspective, d'orientation et de « conception du monde ». La tâche d'une herméneutique critique, instruite par l'essai de Kant : « Qu'est-ce que s'orienter dans la pensée ? », fut de montrer sous quelles conditions on peut homologuer ces trois visages de notre finitude, sans pour autant céder au vertige nietzschéen du relativisme généralisé des interprétations.

Le « sens » qu'il s'agit de comprendre est d'abord une orientation. Dans l'optique d'une philosophie herméneutique, elle se présente comme une « interprétation qui se sait telle, c'est-à-dire qui se sait hypothétique », mais qui ne renonce pas pour autant au pouvoir régulateur des idées transcendantales.

La conception kantienne d'un effort d'unification et de synthèse, constitutif de la pensée comme telle, forme la base de la manière dont l'auteur reconstruit la notion de « conception du monde » (Weltanschauung) héritée de Leibniz, notion qu'on rencontre rarement sous la plume d'un philosophe francophone. Si ses interlocuteurs sont ici Dilthey, Karl Jaspers et Heidegger ainsi que Jean-Marc Ferry, c'est d'abord Ernst Cassirer[...]