AU LOIN S'EN VONT LES NUAGES (A. Kaurismäki)
Couple de quadragénaires moyens, Ilona (Kati Outinen) et Lauri (Kari Väänänen) se retrouvent tous deux au chômage, du jour au lendemain. Lentement, malgré la tendresse qui les lie, le désespoir gagne et menace leurs relations. Un événement inattendu et presque miraculeux inversera le cours de leur existence et leur permettra d'ouvrir, avec l'aide d'une poignée de camarades eux aussi à la rue, un restaurant baptisé Le Travail.
L'argument est à la fois insignifiant dans sa simplicité et essentiel par sa structure : Au loin s'en vont les nuages, grâce à cette trame qui aiguise le constat social, devient ainsi le film le plus narratif d'Aki Kaurismäki. Le comique d'observation et le désespoir de l'absurde, armes maîtresses de son cinéma, entrent au service d'un enjeu dramatique sous-jacent, mais omniprésent : la préservation de la personnalité des individus, la complicité des relations de couple, la solidarité d'un groupe d'amis dépendent de l'issue de la fable, et de la « morale » de l'histoire. La délectation du laisser-aller, qui a parfois dérouté les spectateurs des films précédents de Kaurismäki, est ici rendue accessible par le biais d'un scénario qui métamorphose la tragédie en conte de fées : d'une réputation de rébarbatif ou de minimaliste, Kaurismäki accède à l'universel sans rien changer à son style si personnel. Ce qu'on prenait volontiers pour de la négligence (des images sans séduction) ou de la complaisance (le prolongement de séquences à l'allure improvisée) est désormais reconnu comme un style rigoureux.
Le rire ou l'émotion naissent de l'infime décalage par rapport au réel, et d'une économie de moyens qui finit par révéler une vision du monde. Kaurismäki pousse l'exaspération du quotidien aux limites du non-sense, rejoignant dans son regard les grands burlesques américains que vénéraient les surréalistes. Il traque l'émotion et la drôlerie derrière l'impassibilité de ses acteurs, qu'il dirige de façon inoubliable. On songe à Buster Keaton, plus qu'à Bresson, lorsqu'il déclare à propos de Kati Outinen, son actrice principale : « Personne, vous savez, n'a un visage parfaitement symétrique, et le sien est particulièrement asymétrique ! C'est aussi une actrice très intelligente qui sait créer une vie intérieure derrière un visage impassible. C'est le contraire des comédiens chez qui l'impassibilité dissimule le vide... Mon secret est de glisser quelque chose à l'oreille des comédiens, avant de tourner un plan, afin de créer la confusion dans leur tête. Alors ils oublient de jouer ! Je trouve cela plus sympathique que la méthode de Bresson car cela leur laisse plus de liberté. » (« Pas un cinéaste mais un shaker de cocktail », entretien avec Michel Ciment et Noël Herpe, in Positif, no 28, oct. 1996). La déclaration pourrait aussi bien s'appliquer à son interprète fétiche, Matti Pellonpää, mort peu avant le tournage d'Au loin s'en vont les nuages, film écrit pour lui et dédié à sa mémoire.
Le chaleureux accueil réservé à Au loin s'en vont les nuages au festival de Cannes 1996, suivi d'une exceptionnelle critique à sa sortie publique en France (oct. 1996), a contribué à faire mieux connaître un cinéaste dont l'admiration restait, jusqu'ici, l'apanage d'un culte de fervents cinéphiles. Le succès d'estime, en salle d'art et essai, de Shadows in Paradise (1986), d'Ariel (1988, une manière de chef-d'œuvre, avec lequel renoue Au loin s'en vont les nuages) et de Leningrad Cowboys Go America (1989, semi-documentaire qui a donné lieu à deux « suites » inégales) a rendu familier au public attentif l'univers si particulier du réalisateur finlandais, frère cadet et ancien assistant[...]
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Écrit par
- N.T. BINH
: membre du comité de rédaction de la revue
Positif , critique et producteur de films
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