STRINDBERG AUGUST (1849-1912)
La psychanalyse menace Strindberg et son œuvre. On risque d'enterrer sous le jargon obscur un des plus riches tempéraments d'inquiet que la littérature mondiale ait jamais enfantés et l'une des productions les plus éminemment théâtrales – dans son sens exact, ce dernier terme implique action et re-présentation – qui soient. Non que la psychanalyse ne puisse apporter de lumières sur Inferno, Le Chemin de Damas et leur auteur. Mais elle risque de faire trop, ou trop peu. La réalité est certainement à la fois plus profuse et plus simple. Voici un nerveux que guette l'hallucination mais qui n'y cède pas, un inquiet, familier de la manie de la persécution, un instable sans pour autant aller jusqu'au déséquilibre, qui a beaucoup aimé, beaucoup haï, a été fort aimé, fort haï et qui, certes, fut malheureux : moins qu'il ne l'a dit, assurément, mais plus qu'apparemment il ne l'a mérité. Cœur à prendre ? Enfant déçu allant de l'un à l'autre en demandant : M'aimez-vous ? M'aimez-vous bien ? Voire ! Son bonheur profond est dans l'écriture et, là, il sait capter du réel l'envoûtante magie, séduire, appeler. En fait, il appelle son semblable, son frère, cet insensé qui croit n'être pas lui ; il cherche en ayant déjà trouvé. D'où le chatoiement, le jeu de miroirs, les dédoublements, la pavane, bref, l'ouverture. On n'a pas fini de l'accommoder à toutes les recettes de l'heure. Rares sont les écrivains qui aient davantage à nous apprendre sur la création littéraire ; rares, les œuvres qui oblitèrent à ce point l'absurde démarcation entre le rêve et la vie.
Le fils de la servante
Johan August Strindberg est né à Stockholm, fils d'Oskar Strindberg négociant, bon petit bourgeois malheureux en affaires, et de cette servante (tjänstekvinna) à laquelle il lui arriva d'imputer sa prétendue damnation. Sa mère fut en effet fille d'auberge avant de devenir la gouvernante, puis la maîtresse d'Oskar qu'elle finira par épouser. Mais il n'y a pas lieu de conclure de cette petite mésalliance au malheur de l'enfant. Que ses premières années aient été attristées, rien n'est moins sûr. En revanche, deux évidences s'imposent : d'abord qu'August fut un enfant rêveur, mal adapté à son entourage, ombrageux et déjà beaucoup plus à l'aise dans son monde fictif que dans la réalité ; ensuite que le milieu où il naquit était particulièrement sensible aux notions de classes sociales et aux antagonismes croissants qui les opposaient dans cette Europe secouée par les vagues successives du libéralisme. Ce thème sera l'une des constantes profondes de l'œuvre à venir : il n'est nulle part mieux exprimé que dans Mademoiselle Julie (Fröken Julie) ou dans Habitants de Hemsö (Hemsöborna ), terrible, sous des apparences idylliques. À des degrés divers, il y a toujours un parvenu dans les ouvrages de Strindberg : malheureux ou non, il souffre d'un décalage ou d'un désaccord fondamental qui le pousse souvent au pire, à l'inverse d'autres personnages de même nature dans la littérature scandinave, comme l'August (la coïncidence de noms est curieuse) de Knut Hamsun. C'est probablement en ce sens qu'il faut parler d'opposition au milieu chez Strindberg : lui et ses divers alter ego sont mal dans leur peau, désaccordés ; mais cela n'atteint jamais l'opposition farouche et grandiose, l'anarchisme ibsénien. Chez Strindberg, la vie n'est pas de justifier a posteriori les réactions nerveuses spontanées. « La vie, comédie pour celui qui pense, est une tragédie pour celui qui sent », disait Joubert. Strindberg n'a pas écrit de comédies.
Déséquilibre, inadaptation, refus, révolte : il faut prendre garde à ne pas trop monnayer[...]
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Écrit par
- Régis BOYER : professeur émérite (langues, littératures et civilisation scandinaves) à l'université de Paris-IV-Sorbonne
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