STRINDBERG AUGUST (1849-1912)
Entrée en scène de la femme
Mais Strindberg est pour le moment tout à ses amours. Il a rencontré, en 1875, Siri von Essen, femme du baron Wrangel. Il l'épousera en 1877, après l'avoir poussée au divorce. Le couple connaîtra quelques années heureuses que ponctue la publication d'un drame, Le Mystère de la Guilde (1879), et du roman La Chambre rouge (Röda rummet, 1879) – il vaudrait mieux dire Le Cabinet rouge –, livre fort et neuf dans les thèmes comme dans le style, où la satire de la société est tempérée par un solide humour.
Mais, dès 1880, les brouilles assombrissent la vie des époux Strindberg : on a tout dit sur l'attitude complexe de l'écrivain suédois vis-à-vis de la femme, à la fois madone, vampire, esprit du mal, ange égaré sur terre, spiritualité éthérée et sensualité dévorante. On notera simplement ici qu'il la charge de tous ses rêves comme de tous ses péchés, qu'il la voudrait autre qu'il est lui-même, mais qu'à se chercher incessamment en elle il ne peut que la perdre ou, plus exactement, l'escamoter, l'accaparer, la nier, d'où ses imprécations contre elle, c'est-à-dire contre lui. Il aime excessivement : le respect ou, pour mieux dire, la conscience de l'Autre s'y perd. La vie n'admet pas de ces re-créations à force. Mais l'art, si. On peut raisonner différemment : il a écrit qu'il ne pouvait composer que « chargé » (laddad, comme on dit pour une batterie ou pour un fusil), et la formule vaut aussi bien pour sa vie même. Quand l'influx nerveux se déchaîne, tous les excès, dans tous les sens, sont probables. Mais on ne voit pas qui résisterait à de telles décharges, implosives ou explosives ! Dès 1882, dans La Femme de sire Bengt (Herr Bengts Hustru), se fait jour le célèbre antiféminisme, qui se confond d'ailleurs avec l'anti-ibsénisme de l'heure : il faut à une décharge électrique la présence d'un pôle contraire, vrai ou forcé.
Pourtant, voici briller une autre facette : il y a toujours eu, chez Strindberg, un passionné de sociologie. On n'a pas assez vu qu'il avait, en Suède même, un maître en la personne du tumultueux romantique C. J. L. Almqvist. C'est sans doute à son exemple qu'il entreprend une curieuse histoire du petit peuple suédois qui est, pour lui, celle de son pays même, sous forme de récits historiques intitulés Aventures et destinées suédoises (Svenska öden och äventyr), dont les premiers paraissent de 1882. La satire de la société contemporaine, amorcée dans Le Cabinet rouge, est reprise, durcie d'un tour, dans Le Nouveau Royaume (Det Nya Riket, 1882).
Puis il tombe sérieusement malade, ses malheurs conjugaux aidant. Ses romans lui valent de nombreux ennemis qui mettent à rude épreuve une ombrageuse susceptibilité. Il décide de s'exiler avec sa famille, autre traduction dans les faits de son instabilité : en France (à Grez près de Fontainebleau, à Passy, à Neuilly) où il publie des articles dans diverses revues parisiennes, en Suisse romande (Ouchy, Chexbres). Sa misogynie prend corps : il songe à écrire des « portraits de femmes » (kvinnobilder) qui deviendront un jour la première version de Mariés (Giftas). En 1883, il publie un recueil de poèmes qui font de lui un des pionniers du modernisme lyrique scandinave : Poèmes en vers et en prose (Dikter på vers och prosa), suivi en 1884, par Nuits d'un somnambule aux jours de veille (Sömngångarnätter på vakna dagar) et par Jeux de mots et art mineur (Ordalek och småkonst, 1905).
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Écrit par
- Régis BOYER : professeur émérite (langues, littératures et civilisation scandinaves) à l'université de Paris-IV-Sorbonne
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