STRINDBERG AUGUST (1849-1912)
Le grand secret
Ces années marquent un tournant décisif. Il approche de la quarantaine. Il est loin d'avoir achevé la quête passionnée et irritante de lui-même. Il a conscience de son génie et s'emporte contre les mesquineries d'une destinée contraire. Fait-il alors une crise de paranoïa comme on l'a parfois suggéré ? L'œuvre en tout cas s'épure et se fait violemment polémique. C'est au théâtre qu'il demande d'exprimer ses angoisses, en une série d'incomparables chefs-d'œuvre : Camarades (Kamraterna, 1888, d'abord écrit en 1886 sous le titre de Maraudeurs), l'extraordinaire Le Père (Fadern, 1887) où se consomme sur scène, comme à vue d'œil, la dissolution d'une personnalité sous des influences purement psychiques et subjectives – et ici, sans doute, peut-on parler d'exorcisme de la part de l'auteur –, et dont la dernière scène (le passage de la camisole de force) est d'une insoutenable intensité, Mademoiselle Julie (1888), la plus jouée de ses pièces, avec La Danse macabre, Créanciers (Fordringsägare, 1888), Paria (1889), La Plus Forte (Den starkare, 1889), Simoun (1889).
C'est qu'un pôle nouveau vient d'aimanter l'hypersensibilité de Strindberg : Nietzsche, avec lequel il correspond, et dont le « surhomme » convient beaucoup mieux à ses tropismes que la grisaille positiviste. Il sait par expérience qu'il existe une aristocratie de l'esprit, et croit que la plèbe hait instinctivement ce qui la dépasse. Voici donc l'influx nerveux en branle : certes, il doit exister une inégalité psychique entre les êtres humains, Darwin lui a appris que la vie n'est que lutte ; et quel champ plus propice à ces potentialités agonistiques que le creuset social, la vie du couple, les contingences matérielles ? Vivre, c'est donner libre et tragique carrière à la « lutte des cerveaux » (hjärnornas kamp) où « la plus forte » l'emporte infailliblement, où geint le « paria » incapable de se libérer du Lien, victime désignée, offerte du « meurtre psychique » (själamord) ou du « combat d'âmes ». Pendant un temps, ses œuvres ne seront plus, pour reprendre le titre de l'une d'elles, que Vivisections (Vivisektioner, publié en 1958).
Il est rentré en Suède en 1889, après un séjour au Danemark où il a tenté de créer un théâtre d'essai scandinave et publié un roman, Vie des gens de l'archipel (Skärkarlsliv [de Stockholm], 1888), où il reste dans la ligne d'Almqvist et de Hemsöborna. C'est l'occasion d'une nouvelle révélation, celle du Balzac de Séraphita qui, curieusement, le ramène à Swedenborg, un autre de ses frères d'âme. Cela nous vaudra Au bord de la mer (I hafsbandet, 1890 ; titre de la traduction française : Axel Borg) et resurgira avec force, quelques années après, dans le « théâtre de rêve ». En même temps, l'alchimie, l'« hyperchimie », commence à le passionner : faut-il s'en étonner ? Puisqu'il ne parvient pas à voir qu'il est lui-même le grand secret, qu'y a-t-il de plus logique que la quête éperdue qu'il en fait ?
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Écrit par
- Régis BOYER : professeur émérite (langues, littératures et civilisation scandinaves) à l'université de Paris-IV-Sorbonne
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