STRINDBERG AUGUST (1849-1912)
Appeler en rêve
En septembre 1892, il repart, pour Berlin cette fois, semant au passage des pièces en un acte qui sont des merveilles de mécanique de précision dans l'analyse de « son » personnage : posé, puis pesé, puis défait, annihilé par ses doubles, ses reflets, ses projections, ses fantômes. Mais Strindberg se refait après chaque « décharge » : Premier Avertissement (Första varningen), Doit et Avoir (Debet och kredit), Amour maternel (Moderskärlek), Devant la mort (Inför döden), Jouer avec le feu (Leka med elden), Le Lien (Bandet), toutes de 1892. Est-il utile de préciser que l'union avec Frida Uhl ne durera pas ? Des errances en Autriche, en Angleterre, puis une nouvelle installation à Paris n'y changeront rien. La séparation aura lieu en août 1894, le divorce sera prononcé en 1897.
Pour flétrir la vilenie de ses compatriotes, il a décidé de s'imposer en France, et en français. Et certes, Lugné-Poe monte bien Créanciers, qui souffre de l'incompréhension systématique dont fait preuve la « bonne » critique dramatique devant les fameuses brumes du Nord. Sa misogynie prodigue les articles fracassants. Surtout, il tombe en plein réveil de l'occultisme en France et fréquente le « sâr » Peladan, Stanislas de Guaïta, Papus, relisant Swedenborg, multipliant les expériences alchimiques dans un grand dénuement matériel, sentimental et moral.
Sa santé n'y résiste pas : un psoriasis l'oblige à entrer à l'hôpital Saint-Louis. C'est le sommet tragique de sa vie, la crise qu'il a complaisamment décrite dans Inferno (écrit en français en 1897, puis traduit en suédois). Crise, ou plutôt redoutables malaises psychiques, qui peuvent sans doute justifier d'érudits diagnostics psychanalytiques, mais auxquels une appréciation documentée des conditions dans lesquelles il vit apporte déjà une ample élucidation. Il se croit persécuté, tente de mettre fin à ses jours, fuit son entourage, sa famille, ses amis qui pourtant essaient généreusement de le secourir, le cercle des Scandinaves de Paris en particulier.
Il ne fait pas de doute qu'en vertu du réflexe de projection dans l'œuvre d'art des expériences intimes, qui est si caractéristiques de Strindberg, les grandes œuvres qui vont venir sortent tout droit de la crise d'Inferno, surtout si l'on y ajoute le petit bout de chemin qu'il fait un moment avec la théosophie en la personne du philosophe suédois Torsten Hedlund. Antibarbarus (1894), Introduction à une chimie unitaire (1895), Jardin des Plantes (1896), Typer och Prototyper (Types et prototypes, 1898) qui, tous, relèvent de l'alchimie, ferment le cercle : il n'y a pas de positivisme, tout est signe – il a retenu cela du symbolisme français –, il y a de mystérieuses correspondances, des appels qui créent l'événement, l'exigent, puis l'éclairent. Le monde est mené par les Puissances (Makterna) qui ont dicté la Bible aussi bien que les écrits bouddhiques. L'Esprit seul compte. Il est, lui aussi, en quête et de passage. Il cherche à réunir ce qui a été séparé. Mais la damnation terrestre est à ce prix. Nous avons à expier les fautes, connues et inconnues, que nous avons commises. Le Démon – la Femme – nous harcèle. Frère, il faut souffrir : « Je suis un vieux pécheur qui fait pénitence » (Inferno). La science et l'amour sont les deux voies qui s'offrent à cette rédemption, mais elles impliquent les mêmes tortures. Décidément, l'enfer terrestre est où je suis.
Strindberg revient s'installer dans le sud de la Suède, à Lund, en 1897, avec de fréquents retours à Paris, puis il monte en 1899 à Stockholm où il se fixe définitivement, ce qui ne signifie pas que le calme se soit établi dans sa vie. C'est une période d'intense production, grosso modo distribuée selon deux axes principaux : d'une part,[...]
La suite de cet article est accessible aux abonnés
- Des contenus variés, complets et fiables
- Accessible sur tous les écrans
- Pas de publicité
Déjà abonné ? Se connecter
Écrit par
- Régis BOYER : professeur émérite (langues, littératures et civilisation scandinaves) à l'université de Paris-IV-Sorbonne
Classification
Autres références
-
DANSE DE MORT (A. Strindberg)
- Écrit par David LESCOT
- 1 281 mots
En signant la mise en scène de Danse de mort (1900), Matthias Langhoff a fait en avril 1996 son entrée à la Comédie-Française, inscrivant du même coup la pièce d'August Strindberg au répertoire de la Maison de Molière. Double irruption, donc, fracassante et spectaculaire, placée à plus d'un...
-
LE SONGE, August Strindberg - Fiche de lecture
- Écrit par Régis BOYER
- 756 mots
Dans l'ensemble de l'œuvre théâtrale diverse et géniale du grand dramaturge suédois August Strindberg (1849-1912), l'habitude est de retenir avant tout Le Songe (1901) : on aura rarement, semble-t-il, poussé plus loin la représentation sur scène de notre univers intérieur.
-
DRAME - Drame moderne
- Écrit par Jean-Pierre SARRAZAC
- 6 057 mots
- 7 médias
Plus radical encore que Tchekhov, Strindberg fait table rase des formes léguées par la tradition. La crise du drame, l'auteur scandinave la vit sur le mode sacrificiel, comme un potlatch des formes où l'ancien sans relâche est détruit pour produire le nouveau. Ainsi de l'attitude qu'il exprime, dans la... -
MUNCH EDVARD (1863-1944)
- Écrit par Frank CLAUSTRAT
- 2 443 mots
...de gravures. Dans ce dernier cas, il n’hésite pas à répéter certains motifs, un procédé inédit qui fait penser à celui du flash-back. L’écrivain suédois August Strindberg, l’un de ses fidèles amis, fera un compte rendu mémorable de cette exposition dans La Revue blanche, soulignant la voie libertine que... -
NATURALISME
- Écrit par Yves CHEVREL
- 5 363 mots
- 5 médias
...s'il existe, est à chercher hors de France. Le texte théorique le plus représentatif à ce sujet est certainement la Préface de Mademoiselle Julie (1888). August Strindberg, qui a sous-titré sa pièce “tragédie naturaliste”, y déclare d'ailleurs expressément que les “romans monographiques des frères Goncourt”... -
SUÈDE
- Écrit par Régis BOYER , Michel CABOURET , Maurice CARREZ , Georges CHABOT , Encyclopædia Universalis , Jean-Claude MAITROT , Jean-Pierre MOUSSON-LESTANG , Lucien MUSSET , Claude NORDMANN et Jean PARENT
- 35 770 mots
- 19 médias
...retentissement dans le Nord. Par là se trouvent expliquées les œuvres de Brandes au Danemark, d'Ibsen en Norvège et surtout du plus grand écrivain suédois, August Strindberg (1848-1912) dont toute la vie se sera passée à crier, par la poésie, le roman, la nouvelle et surtout le drame, son angoisse existentielle,...