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AURORE, Friedrich Nietzsche Fiche de lecture

Naissance de l'homme moderne

La déconstruction de la « moralité » des actions individuelles conduit à une théorie de la condition moderne. Si l'on admet, comme Nietzsche l'affirme au paragraphe 9, que la « moralité des mœurs » est fondée sur la force contraignante des conventions et des traditions, que la moralité, en somme, « n'est rien d'autre que l'obéissance aux mœurs, quelles qu'elles soient », alors l'homme moderne « est immoral parce qu'il veut en tout dépendre de lui-même et non d'une tradition : pour toutes les civilisations primitives, „mauvais“ est synonyme d'individuel, „libre“, „arbitraire“, „inhabituel“, „imprévu“, „imprévisible“ ». Le premier des « modernes » fut Socrate, qui obéissait à son démon plutôt qu'aux mœurs de la cité athénienne. La contestation des traditions, qui est un scandale aux yeux de la société, fut presque partout le fait d'une sorte de démence : « C'est la démence qui fraye la voie de la pensée neuve, qui lève l'interdit d'une coutume, d'une superstition respectée » (paragraphe 14). De même, les fondateurs de religion et les réformateurs (Jésus et Paul de Tarse, Luther) ont eu la « folie » de défier la tradition qui faisait autorité (paragraphe 62).

Dans Aurore, la critique du christianisme se radicalise. Nietzsche lui préfère le brahmanisme et le bouddhisme, « religions de la rédemption par soi-même », sans prêtres ni intercesseurs (paragraphe 96). La tâche de la philosophie selon Nietzsche est pensée sur ce modèle : comme une « nouvelle médecine des âmes » (paragraphe 52). Cette conception se rattache de toute évidence à Schopenhauer. Pourtant, dans Aurore, Nietzsche ne s'en livre pas moins à une critique féroce de la théorie schopenhauerienne de la pitié et de la compassion, qu'il traite de « bric-à-brac sentimental et vil » (paragraphe 142).

Certains passages d'Aurore ont la beauté d'un poème. Ainsi le paragraphe 423, « dans le grand silence », variation sur le thème classique « le grand Pan est mort », décrit un paysage de mer et de rochers : « Tous sont sans voix. Le monstrueux mutisme qui fond soudain sur nous est beau et terrifiant. » Ce sentiment non romantique du paysage présente une « nature morte » dont l'appel prend le sens de la tentation du suicide.

Dans Aurore, Nietzsche s'identifie à deux figures : celle de don Juan (« Il est sans amour pour les choses qu'il connaît mais il a de l'esprit et ressent plaisir et volupté dans la chasse et les intrigues de la connaissance », paragraphe 327) ; et celle de l'aéronaute de l'esprit (« Tous ces hardis oiseaux qui prennent leur essor vers le lointain, le plus extrême lointain, [...] un moment viendra où ils ne pourront plus aller plus loin et se percheront sur un mât ou un misérable récif. [...] Mais que m'importe ! D'autres oiseaux voleront plus loin », paragraphe 575).

Premier de ses grands chefs-d'œuvre des années 1880, cet ouvrage marque bel et bien « l'aurore » du Nietzsche de la maturité, jouant sur tous les registres d'une écriture tantôt brillante et féroce, tantôt frémissante de sensibilité poétique.

— Jacques LE RIDER

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Nietzsche - crédits : Ullstein Bild/ Ullstein Bild/ Getty Images

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