AUTOCONTRAINTE
Le concept d’autocontrainte est élaboré par Norbert Elias dans le cadre de sa théorie du procès de civilisation. Opposée aux contraintes externes (fremdzwänge), consubstantielles à toute chaîne d’interrelations sociales, l’autocontrainte, parfois traduite comme autocontrôle (selbstzwänge), se comprend comme une réappropriation critique des acceptions du moi, surmoi et idéal du moi développées par Sigmund Freud, notamment dans l’ouvrage Malaise dans la civilisation (1929). Selon la lecture qu’en fait Elias, Freud concevait la société comme une instance exclusivement répressive de la nature humaine et envisageait la formation des fonctions de contrôle de soi et de ses affects à l’aune des seules interactions avec les parents dans la période de la prime enfance. L’autorégulation était dès lors comprise comme une fonction parfaitement autonome des évolutions de l’ensemble social dans lequel l’individu se situait et, par là, comme une propriété quasi organique universellement partagée par l’ensemble des humains socialisés. Elias va chercher au contraire à démontrer, par le recours à l’histoire, la dépendance de ses instances intériorisées de contrôle vis-à-vis des processus collectifs auxquels participent les agents sociaux. Récusant la dichotomie nature/culture héritée des partitions disciplinaires du xixe siècle, le sociologue envisage l’autocontrainte comme constitutive d’un processus biosocial. Potentiel latent propre à l’évolution biologique humaine, cette capacité à l’autorégulation, définie contre Freud par son extrême plasticité, se développe et s’actualise en permanence dans le cadre d’un canon social de normes et de règles morales, les modalités de sa structuration variant selon les configurations dans lesquelles les individus s’inscrivent, en fonction de leur développement historique respectif.
Civilisation et contrôle des pulsions
Conçue de la sorte, l’autocontrainte permet à Elias de penser ensemble et d’articuler dans l’étude des conformations humaines analyse psychogénétique et sociogénétique, de donner à voir les développements de l’économie émotionnelle à partir d’une histoire longue de l’Europe occidentale, la redéfinition progressive de l’équilibre entre contraintes externes et autocontraintes dans la régulation des pulsions animales de l’homme. Le procès de civilisation – du nom de son maître livre paru en Allemagne en 1939 et publié en France en deux volumes, La Dynamique de l’Occident (1976) et La Civilisation des mœurs (1973) – ainsi mis au jour, se caractérise par un déplacement progressif du balancier de l’économie pulsionnelle. La tendance qu’il détermine est à l’accroissement et à la complexification chez les individus du dispositif incorporé de censure relativement aux contraintes externes auparavant prédominantes dans le système de contrôle et de contention des pulsions, ces transformations s’opérant sur le temps long à mesure que s’allongent les chaînes d’interdépendance. À ce titre, la structuration longuement relatée dans le premier tome du procès des États absolutistes en Europe entre le xveet le xviie siècle qui concentrent progressivement l’intégralité des chances de pouvoir et monopolisent la violence légitime, constitue une poussée civilisatrice décisive. L’intensification de la différenciation des fonctions sociales que ces développements permettent, favorise en effet l’ajustement et l’actualisation du contrôle des affects, le transfert progressif des contraintes imposées aux individus depuis l’extérieur en leur for intérieur. Les transformations structurelles des configurations humaines et le réagencement continué des contrôles pulsionnels s’interpénètrent, l’analyse successive de différentes séquences de l’histoire occidentale permettant à Elias de déceler dans cette dynamique aveugle et non intentionnelle, si ce n’est une direction[...]
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Écrit par
- Fabien CARRIÉ : docteur en science politique, chargé de recherche au Fonds de la recherche scientifique de Belgique
Classification
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