AUTORITÉ
Constamment tiraillée entre l'approximation conceptuelle et l'instrumentalisation idéologique, la notion d'autorité requiert un usage particulièrement prudent. D'un côté, elle fait l'objet d'une acception lâche par le sens commun, qui l'emploie indifféremment comme synonyme de pouvoir, de force, d'influence ou encore de domination. De l'autre, elle est mobilisée par les analyses contradictoires soutenues dans le cadre du débat sur la « crise des valeurs » : les diverses solutions, « permissives » ou « réactionnaires », prônées pour remédier aux effets délétères sur le lien social de son déclin supposé dans les sociétés démocratiques l'invoquent toutes. En fait, seul le détour par l'histoire permet une juste évaluation de cette notion complexe et délicate qui relève d'une longue tradition de pensée, à la croisée de la philosophie politique et des sciences sociales.
Les premières conceptions de l'autorité
À l'origine, la philosophie politique de Platon (— 428-347) a apporté une contribution décisive en posant en des termes essentialistes une conception du pouvoir en rupture avec le contractualisme dominant des sophistes, de Protagoras (~490-420) à Lycophron, élève de Gorgias (~480-374). Pour ces derniers, l'autorité était largement entendue comme le produit artificiel d'un accord passé entre les hommes en vue d'assurer leur concorde, moins au nom de principes universels qu'au titre d'objectifs pratiques et ponctuels à remplir.
Dans La République (livres VI et VII), l'autorité est en revanche inscrite dans un ordre supérieur, celui de la Raison (Logos) et des Idées, seul à pouvoir garantir la pleine légitimité de son exercice sans s'exposer aux velléités des volontés particulières et à la tyrannie de l'opinion et des subjectivités. Les conduites des gouvernés se règlent alors sur les normes transcendantes de cet ordre qui, s'accommodant mal du régime démocratique, sera politiquement tenu par la classe des gouvernants la plus familière des formes intelligibles pures, à savoir celle des rois-philosophes. Placées en dehors des vouloirs humains et des arbitraires individuels, ces idéalités suprêmes autorisent donc la conversion de la pratique du simple pouvoir en un type d'autorité incontestable dont l'exercice n'exigera ni force brutale ni violence de la part de ses détenteurs, auxquels on se pliera non pas par contrainte, mais librement, par devoir d'obéissance. Le surcroît de puissance qu'offrent le savoir et l'intellect par rapport au commandement ordinaire dévoile le montage caché dont procède impérativement l'autorité chez Platon : une légitimité artificielle parée de transcendance pour mieux mettre à l'abri de la contestation ceux qui s'en prévalent.
Aristote, dans sa Politique, justifie lui aussi par un argument pré-politique l'origine de la distinction qu'il opère entre « ceux qui commandent et ceux qui sont commandés ». Dans cette argumentation, un ordre cosmique, dont l'existence est posée implicitement, établit au nom de la Nature (Physis) des différences entre les êtres et autorise que celles-ci s'instituent socialement par une distribution inégale du pouvoir. À côté de cette séparation opposant classiquement la pensée et l'action, l'exercice de la citoyenneté, par laquelle les individus de la cité (polis) accèdent au statut d'homme libre et forment ensemble une communauté d'égaux, s'oppose au système monarchique que les chefs de famille, en tant qu'aînés, imposent au sein de leur maisonnée. Il suppose donc comme condition nécessaire à la participation politique la libération des nécessités matérielles et physiques inhérentes à la communauté familiale au moyen d'une économie domestique fondée sur l'[...]
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Écrit par
- Éric LETONTURIER : docteur en sociologie, D.E.A. de philosophie, maître de conférences à l'université de Paris V-Sorbonne
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