AUTRUI (notions de base)
Tant que les hommes ont vécu au sein de petites communautés n’ayant que peu de relations entre elles, la notion d’« autrui » est demeurée absente. Trois conditions ont dû être remplies pour qu’une évolution significative se produise. D’abord une intensification des liens entre les groupes humains. Ensuite, la lente construction du concept d’« humanité ». Enfin, le surgissement de l’individualisme amenant celui qui se considérait comme un « sujet » à questionner ses rapports avec les autres sujets.
Ces trois conditions ont permis la naissance des interrogations concernant autrui. Mais elles sont loin d’avoir suffi à apporter les réponses attendues. Qui est donc « autrui » ? Qui peut bien être cet autre moi qui n’est pas moi ?
Autrui existe-t-il ?
Il a fallu attendre les débuts de la Modernité pour que soit explicitement posée, en lien avec la conscience de l’identité de chacun, la question de notre relation avec l’autre. Tout commence avec René Descartes (1596-1650). Pour lui, l’existence dont je suis d’abord certain, celle que démontre l’expérience du doute méthodique conduisant à l’évidence du « Cogito », est ma propre existence. Parce que le « Je pense » est initialement un « Je doute », je découvre en même temps, avec la conscience de mon imperfection, une autre existence certaine, celle de Dieu, car je ne puis me sentir limité qu’en me comparant à un Être absolument parfait dont je ne peux avoir forgé moi-même l’idée (le moins ne pouvant pas engendrer le plus). C’est seulement après la découverte de l’existence évidente de ces deux entités (moi et Dieu) que peut se poser la question de l’existence de l’autre, dont je n’ai aucune expérience directe en tant qu’être pensant. « Que vois-je de cette fenêtre, sinon des manteaux et des chapeaux, qui peuvent couvrir des spectres ou des hommes feints qui ne se remuent que par ressorts ? » ( Seconde Méditation métaphysique, 1641).
Et si j’avais rêvé le monde et les autres ? Et si tout ce qui m’apparaît n’était que les images d’un rêve qui m’est propre ? Descartes surmontera ce moment « solipsiste », autrement dit cette première étape où l’évidence de son existence de sujet conscient a pour effet de l’amener à douter de l’existence des autres. Le philosophe aura besoin de recourir à la certitude d’un Dieu fiable, qui soit le contraire du « malin génie » imaginé dans la première des Méditationsmétaphysiques, pour disposer d’une assurance concernant le monde perçu et, à l’intérieur de celui-ci, de l’existence des autres hommes. Il ajoutera un argument qui passe par les propriétés du langage, sur lequel nous reviendrons.
Une conséquence imprévisible du moment solipsiste cartésien s’offrira au regard deux siècles plus tard, avec le marquis de Sade (1740-1814), qu’on peut considérer, ainsi que l’ont fait certains commentateurs, comme une « victime » de la métaphysique cartésienne. S’il est exact que je ne dispose d’aucun accès à ce que vit autrui dans l’intimité de sa conscience, pourquoi ne pas construire mon existence sur la seule réalité qui vaille, celle de ma propre expérience sensible ? « Il n’y a aucune comparaison », remarque Sade dans La Philosophie dans le boudoir (1795), « entre ce qu’éprouvent les autres et ce que nous ressentons ; la plus forte douleur chez les autres doit assurément être nulle pour nous, et le plus léger chatouillement de plaisir éprouvé par nous nous touche ; donc nous devons, à quelque prix que ce soit, préférer ce léger chatouillement qui nous délecte à cette somme immense des malheurs d’autrui qui ne sauraient nous atteindre ». Raisonnement apparemment imparable, qui recèle cependant un sophisme. En effet, si le monde vécu par autrui m’est inaccessible, quel « chatouillement » de plaisir pourrais-je éprouver devant une [...]
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Écrit par
- Philippe GRANAROLO : professeur agrégé de l'Université, docteur d'État ès lettres, professeur en classes préparatoires
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