AUTRUI (notions de base)
La pitié, un élan vers autrui
Moins métaphysiques seront les approches généalogiques de nos relations avec les autres. Jean-Jacques Rousseau (1712-1778) reprend l’hypothèse bâtie par Thomas Hobbes (1588-1679) dans le Léviathan (1651), celle d’un « état de nature » ayant précédé l’état de société. Bien que très critique à l'égard de Hobbes, il doit concéder que, si les hommes avaient un jour vécu isolés, ils auraient été impitoyables les uns envers les autres. Non pas, comme le suppose Hobbes, en raison de la violence de leurs désirs et de leur volonté de domination, mais parce qu’ils auraient été ignorants de ce que les autres ressentaient. « Un homme abandonné seul sur la surface de la Terre, à la merci du genre humain, devait être un animal féroce » (Essai sur l’origine des langues, rédigé aux environs de 1755, publié à titre posthume en 1781). La cause de cette sauvagerie réside pour Rousseau dans la faiblesse de l’imagination. « Celui qui n’imagine rien ne sent que lui-même ; il est seul au milieu du genre humain » (ibidem).
Rousseau développera plus tard dans Émile, ou de l’éducation (1762) des réflexions apparemment très différentes à propos de la « pitié », mais il ne faut y voir aucune contradiction, car ces chapitres concernent cette fois l’homme en société. Dès le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes (1755), Rousseau avait opposé l’égoïsme des aristocrates intelligents et cultivés, qui se « font une raison » pour ne pas intervenir lorsque leurs semblables sont en train de s’égorger, et le comportement spontané des « femmes des Halles » qui se précipitent au risque de leur vie pour séparer les combattants. Dans Émile, Rousseau prolonge cette analyse, en montrant que, même si elle s’enracine dans notre nature, la pitié relève bien d’une éducation : celle qui consiste à faire comprendre aux enfants la fragilité qui est la nôtre et qui peut à chaque instant plonger dans la souffrance et le malheur le plus privilégié des hommes. « C’est la faiblesse de l’homme qui le rend sociable ; ce sont nos misères communes qui portent nos cœurs à l’humanité. » À l’inverse, celui à qui l’on fait croire que sa condition supérieure lui épargnera tous les malheurs se sentira étranger aux souffrances dont il se croit à tout jamais protégé. Pour le philosophe, la pitié est un sentiment indiscutablement universel : « Qui est-ce qui ne plaint pas le malheureux qu’il voit souffrir ? Qui est-ce qui ne voudrait pas le délivrer de ses maux s’il n'en coûtait qu’un souhait pour cela ? »
À la différence de Rousseau, qu’il admire et dont il est un grand lecteur, Emmanuel Kant (1724-1804) se méfie de la sensibilité, trop instable et de laquelle nous sommes trop dépendants. Mais ne pouvant se résoudre à l’éliminer totalement, il va faire l’hypothèse originale d’un sentiment unique, du seul sentiment qui a son origine dans notre raison et non dans notre cœur : le sentiment du respect. C’est notre raison, et c’est en particulier le pari que notre raison nous invite à faire de notre libre arbitre sans lequel nous ne serions rien d’autre que des objets déterminés, qui produit en nous un sentiment moral. « Le respect s’applique toujours uniquement à des personnes, jamais aux choses », peut-on lire dans la Critique de la raison pratique (1788). Rousseau avait le premier considéré la conduite morale comme indépendante des connaissances dont nous disposons, résumant cette certitude par une formule : « On peut être homme sans être savant. » Cette thèse est partagée par Kant, qui insiste sur l’admiration que suscite en nous le comportement exemplaire d’un homme agissant par pur respect pour la loi morale, sans écouter le moins du monde ce qui relèverait de son intérêt ou de son plaisir.[...]
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Écrit par
- Philippe GRANAROLO : professeur agrégé de l'Université, docteur d'État ès lettres, professeur en classes préparatoires
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