AUTRUI (notions de base)
Le conflit des consciences
Si Kant est tout près d’écrire une philosophie de l’histoire, il ne franchira pas véritablement le pas, ce que fera quelques années plus tard G. W. H. Hegel (1770-1831). Dans la fresque grandiose que dessine pour la première fois la Phénoménologie de l’esprit (1807), Hegel va décrire par quelles étapes est passée la conscience avant de parvenir à la reconnaissance de l’autre conscience. « La conscience de soi est en soi et pour soi quand et parce qu’elle est en soi et pour soi pour une autre conscience de soi, c’est-à-dire qu’elle n’est qu’en tant qu’être reconnu. » Cette phrase complexe cache un sens relativement simple. D’abord enfouie dans la vie (c’est le stade durant lequel l’homme ne se distingue pas vraiment de l’animal), la conscience va lentement émerger. Mais cette première émergence la conduit à se considérer comme étant la maîtresse de tout. Tel l’enfant qui imagine que lorsqu’il ferme les yeux le monde s’évanouit, la conscience dans sa première manifestation se croit le centre du monde. Si bien qu’elle ne pourra pas accepter la présence en dehors d’elle d’une autre conscience disposant de la même prérogative. Une lutte à mort va alors se déclencher : « Toute conscience cherche la mort de l’autre conscience. » Dans ce combat mené par chacune des consciences pour affirmer sa puissance, une dissymétrie se fait jour. La peur de la mort va conduire l’une des deux consciences à renoncer à s'imposer à l’autre, et Hegel la nomme « Esclave ». L’autre préférera risquer la mort plutôt que de renoncer à sa nature, et Hegel la nomme « Maître ». Si les consciences « se prouvent elles-mêmes et l’une à l’autre au moyen de la lutte pour la vie et la mort », la conscience qui sort vainqueur de ce combat nie l’existence de l’autre comme conscience. Mais cette négation recèle une contradiction : pourquoi combattre une conscience qui serait aussitôt niée en tant que telle ? Si bien que cette lutte pour la reconnaissance aboutira nécessairement à une reconnaissance réciproque, au terme des luttes qui ont scandé l’histoire des hommes. « Je suis libre dans la seule mesure où je pose la liberté des autres et où je suis reconnu comme libre par les autres. La liberté réelle présuppose de nombreux êtres libres » (Introduction à la philosophie de l’histoire, 1822-1828). C’est ce que devra finir par admettre, après des millénaires de contradiction, une humanité réconciliée avec elle-même et acceptant l’universalité de la liberté.
Nous retrouvons l’idée de cette lutte à mort au xxe siècle chez Jean-Paul Sartre (1905-1980), l’inscrivant au cœur de l’ouvrage qui le fait connaître en philosophie, L’Être et le Néant (1943) : « Le conflit est le sens originel de l’être-pour-autrui. » Sartre se situe ici dans le sillage des grandes thèses de la phénoménologie d’Edmund Husserl (1859-1938), qui avait remis au premier plan la notion de conscience dans un monde alors largement dominé par le scientisme. Cependant, Sartre va construire un discours original centré sur le regard et sur le corps. Qu’est-ce qu’autrui peut voir de moi ? Jamais ma conscience – point sur lequel Descartes avait déjà insisté – mais ma seule apparence physique. Je sens bien, lorsque autrui me regarde, qu’il ne voit que mon corps, mon corps-objet auquel il va inévitablement me réduire. Nous préférons tous bien entendu un regard valorisant à un regard méprisant, mais même le plus flatteur des regards nous objective. Autrui me « chosifie », il m’« aliène ».
« L’âme d’autrui est séparée de la mienne par toute la distance qui sépare tout d’abord mon être de mon corps, puis mon corps du corps d’autrui, enfin le corps d’autrui de son âme. » Nous nous sentons donc menacés par le regard de l’autre, quelles que soient[...]
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Écrit par
- Philippe GRANAROLO : professeur agrégé de l'Université, docteur d'État ès lettres, professeur en classes préparatoires
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