AUTRUI (notions de base)

Autrui, l’impénétrable

Mais ne mentons-nous pas à nous-mêmes quand nous déclarons souffrir de notre incapacité à pénétrer la conscience de l’autre ? Car, s’il m’arrive de souhaiter que l’autre me devienne transparent afin que rien ne m’échappe de ses pensées ou de ses sentiments, lequel d’entre nous souhaiterait devenir transparent à autrui ? Ne faut-il pas qu’autrui nous soit impénétrable ? Maurice Merleau-Ponty (1908-1961) répond très clairement à cette interrogation : « La vie d’autrui, telle qu’il la vit, n’est pas pour moi qui parle une expérience éventuelle ou un possible : c’est une expérience interdite, et il doit en être ainsi si vraiment autrui est autrui » (Le Visible et l’Invisible, 1988). Il doiten être ainsi, sinon l’autre deviendrait un simple objet, il cesserait d’être cette autre conscience qui mérite notre respect.

Emmanuel Lévinas (1906-1995) franchira un pas supplémentaire. Renversant l’argumentation issue de la lecture de Descartes qui a conduit aux fantasmagories sadiennes, Levinas assoit la « sacralité » de l’autre sur son impénétrabilité. Mais il renverse tout autant la thèse sartrienne d’une menace présente dans le regard de l’autre. Autrui, pour chacun de nous, est d’abord un visage. Loin d’être ce « miroir de l’âme » qu’évoquait une célèbre formule, le visage d’autrui m’apparaît à la fois dans sa fragilité et dans son mystère. « Le visage entredans notre monde à partir d’une sphère absolument étrangère, c’est-à-dire précisément à partir d’un ab-solu qui est, d’ailleurs, le nom même de l’étrangeté foncière » (Humanisme de l’autre homme, 1973). Par la nudité et par le dénuement de son visage, autrui se montre à moi comme « l’absolument autre » et m’interpelle en m’adressant un commandement. Cet ordre est le « Tu ne tueras point » des Tables de la Loi. Ce n’est pas moins que l’Infini que j’entrevois dans le visage de l’autre, c’est une porte vers Dieu lui-même qui m’est entrouverte. « Autrui, en tant qu’autrui, n’est pas seulement un alter ego. Il est ce que moi je ne suis pas : il est le faible alors que je suis le fort ; il est le pauvre ; il est “la veuve et l’orphelin” » (De l’existence à l’existant, 1947). Notre relation à l’autre serait donc d’emblée « éthique », et la grande originalité d’Emmanuel Levinas est « d’inscrire cette éthique dans l’expérience la plus quotidienne qui soit, celle du face-à-face entre deux visages ».

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Philippe GRANAROLO : professeur agrégé de l'Université, docteur d'État ès lettres, professeur en classes préparatoires

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