AVERROÈS, arabe IBN RUSHD (1126-1198)
Philosophie et religion
Ici apparaît aussitôt un problème : comment Averroès peut-il être à la fois musulman et aristotélicien, juriste traitant d'obligations fondées sur un texte révélé et philosophe pour qui le monde est éternel ? Averroès s'explique sur ce point, notamment dans son Faṣl al-maqāl (Traité décisif ). Il n'y a pas de contradiction entre la philosophie et la loi divine : celle-ci, au contraire, appelle à étudier rationnellement les choses ; d'autre part, « le vrai ne peut contredire le vrai ». On peut donc se proposer légitimement d'« unir le rationnel (ma‘qūl) et le traditionnel (manqūl) ». Ce programme est possible, parce que la loi divine a un sens extérieur (zāhir) et un sens intérieur (bāṭin) : les hommes capables de science doivent pénétrer jusqu'à celui-ci et le garder pour eux, les autres se contentant du premier, qui précisément leur est destiné. Si les préceptes pratiques s'imposent à tous indistinctement, les comportements doivent nécessairement différer en matière théorique. La seule attitude qui ne soit pas justifiée est celle des mutakallimūn (théologiens) qui, communiquant aux gens du commun des interprétations mal fondées, jettent le trouble dans les esprits ; faute de connaître les véritables méthodes rationnelles, ils s'en tiennent à des argumentations simplement probables, sur quoi rien de certain ne peut se fonder. Sur ces bases – distinctions corrélatives des sens du Coran, des capacités intellectuelles et des modes de démonstration – Averroès a composé un ouvrage intitulé Découverte des méthodes démonstratives concernant les dogmes religieux (585/1189). Il y traite de plusieurs points fondamentaux de la foi islamique (l'existence de Dieu, son unicité, ses attributs, ses actions...) en substituant aux formulations et aux arguments des écoles théologiques, qu'il critique en détail, un exposé qui, fondé sur le seul texte coranique, doit convenir à la fois aux simples et aux savants (aux aristotéliciens). Un exemple fera comprendre cette méthode. Soit le problème de la corporéité de Dieu : bien qu'il n'affirme rien de positif sur ce point, le Coran semble suggérer que le Créateur a un corps. Certains mutakallimūn ont prétendu prouver qu'il n'en était rien ; mais leurs démonstrations ne sont pas solides ; d'autre part, à dire aux gens du commun que Dieu est sans corps, on risque fort de leur faire conclure qu'il n'existe pas. La meilleure attitude consiste à ne pas aller plus loin que la Loi, c'est-à-dire à n'attribuer à Dieu ni la corporéité ni l'incorporéité. Et si l'on demande ce qu'il est, il faut, se référant au texte révélé (Coran, XXXIV, 35) et à la tradition du Prophète, dire que Dieu est lumière. Ainsi on ne s'écarte pas de la Loi ; on signifie aux gens du commun une existence réelle et particulièrement noble ; on rappelle aux savants que leur intelligence est aussi incapable de saisir Dieu que les yeux des chauves-souris le sont de voir le Soleil (allusion à Aristote : Métaphysique, II, 1, 993 b, 9-11). Dans l'ensemble de ce traité, Averroès apparaît au point de convergence de trois perspectives doctrinales : la théologie musulmane, qu'il refuse mais qu'il connaît assez à fond pour la critiquer de l'intérieur ; la révélation coranique et la philosophie d'Aristote, qu'il accepte intégralement l'une et l'autre comme deux expressions différentes du vrai. On aura relevé au passage la comparaison de la chauve-souris : Averroès ne croit pas que la raison soit capable de saisir tout le contenu de la révélation. Comme il le précise dans un autre ouvrage, l'incapacité de l'intelligence est double : l'une est relative, propre à une certaine classe d'esprits, et provient soit de la constitution individuelle, soit de l'absence[...]
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Écrit par
- Jean JOLIVET : directeur d'études à l'École pratique des hautes études (Ve section, sciences religieuses)
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