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AVERROÈS, arabe IBN RUSHD (1126-1198)

Théorie de la connaissance et béatitude intellectualiste

Les commentaires du traité De l'âme exposent une théorie de la connaissance qui exploite les passages, quelque peu obscurs, où Aristote parle des intellects : celui qui reçoit l'intelligible comme le sens reçoit le sensible, et celui qui est la cause de la connaissance. Averroès explique que, si nous connaissons intellectuellement, c'est parce que les formes recueillies dans l'imagination, et potentiellement intelligibles, le deviennent actuellement sous l'action de l'intellect « agent » ; alors elles « meuvent » à leur tour l'intellect « matériel » (ainsi nommé parce qu'il joue ici un rôle analogue à celui de la matière ; l'expression remonte à Alexandre d'Aphrodise, commentateur grec des iie-iiie siècles après J.-C.). Ces deux intellects sont l'un et l'autre éternels, et uniques pour tous les hommes. C'est en eux que s'opère réellement la pensée. Éternelle comme le monde, l'espèce humaine fournit sans défaillance à leur incessante actualité ; bien que les individus meurent, toujours d'autres les remplacent, et si la science vient à manquer en un point de la Terre, on peut être assuré qu'elle est en quelque autre : l'homme, en tant qu'être spécifique, est toujours nécessairement « joint » aux intellects. Bien entendu il en va autrement pour les hommes particuliers : la pensée de chacun est liée à ses propres images. C'est pourquoi, malgré l'unicité des intellects, les pensées de chaque homme sont différentes de celles des autres ; cela explique aussi que ma pensée soit, en un sens, mienne, puisqu'il dépend de moi de me joindre à l'intellect agent, c'est-à-dire de faire que l'intelligible soit abstrait de mes images. Mais, Aristote l'enseigne, l'imagination est liée au corps, et meurt avec lui : c'est pourquoi la pensée individuelle est périssable, et, après la mort, « nous ne nous souvenons plus ». Ainsi paraît supprimée toute croyance en une immortalité personnelle ; toutefois, dans le Tahāfut al-Tahāfut, Averroès rappelle que, selon Aristote, l'altération d'un organe, de l'œil par exemple, n'implique pas nécessairement celle de la faculté correspondante (ici, de la vue) : ce qui peut laisser supposer que l'intellect n'est pas seul à survivre à la mort du corps. Mais sur la question de l'esprit, l'homme « n'a reçu que peu de science », comme le dit un passage du Coran que cite ici Averroès : et le problème reste ouvert. En revanche, la doctrine d'Averroès est parfaitement nette en ce qui concerne une question débattue depuis longtemps par les philosophes musulmans : celle de la « jonction » (ittiṣāl, continuatio dans les traductions latines) avec l'intellect agent. Notre auteur s'en explique en plusieurs endroits : dans ses commentaires au traité De l'âme, et dans trois « épîtres » consacrées à cette question. Pour comprendre la façon dont nous nous « acheminons vers la jonction », il faut ajouter à ce qu'on a dit plus haut qu'en passant à l'acte, l'intellect matériel devient intellect en habitus, c'est-à-dire possession stable de connaissances, de concepts, dont le nombre s'accroît à volonté. Quand sont actualisés pour nous tous les intelligibles que l'intellect matériel était potentiellement, « aussitôt l'intellect agent se joint à nous » : c'est le terme du mouvement vers la jonction. De quoi s'agit-il au juste ? La connaissance par abstraction est dépassée : si l'intellect matériel acquiert de la perfection en pensant des formes engagées dans la matière, il le peut à plus forte raison en pensant des formes immatérielles, intelligibles par soi (cela vient encore d'Alexandre[...]

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Écrit par

  • : directeur d'études à l'École pratique des hautes études (Ve section, sciences religieuses)

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