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AVICENNISME LATIN

D'Avicenne à Érigène

Si la réception de la pensée d'Avicenne dans l'Occident latin s'est programmatiquement décidée chez Gundissalinus, elle a d'emblée atteint le statut d'une manière ou d'une manie. Les deux derniers tiers du xiie siècle ont, comme tels, « avicennisé » avec une « inconscience et une intempérance » qu'E. Gilson a le premier mises en lumière. C'est de cette période que date le véritable manifeste de l'avicennisme latin, authentique chef-d'œuvre d'un genre de marqueterie silencieuse que beaucoup d'auteurs du Moyen Âge ont ensuite pratiqué.

Publié dans l'édition de 1508 sous le titre de Liber Avicennae in primis et secundis substantiis et de fluxu entis, cet ouvrage est un centon de passages empruntés à Denys, Augustin et Jean Scot Érigène, entremêlés aux textes authentiques d'Avicenne. Exposant la doctrine érigénienne des théophanies dans le cadre de la théorie avicennienne des Intelligences, mêlant inextricablement la notion d'un Dieu « se créant lui-même » dans sa propre Révélation à la conception d'une émanation nécessaire de tous les effets, dont la Première Intelligence pré-contient les raisons intelligibles, combinant le système des Idées divines et des théophanies angéliques à la série descendante des causes secondaires où se diffuse l'unité réfléchie des sorties et des contemplations, puis fondant sur cette base hiérarchique l'illumination avicennienne dans une illumination augustinienne faite pour un monde sans médiation où aucune créature ne saurait s'interposer entre l'âme et Dieu, ce livre, qui n'est ni d'Avicenne, ni de Denys, ni d'Augustin, ni d'Érigène, propose une synthèse de toutes les formes de néo-platonisme, où le chrétien, confirmé par l'arabe, vient, en un retour final, justifier le second par le premier. Les Soliloques d'Augustin (I, viii, 15) comme foncteur explicatif ultime d'une psychologie avicennienne de la connaissance lue à travers Denys et Érigène, tel est le singulier bouclage d'un texte quadruplement apocryphe.

Proche, dans son principe, du De anima de Gundissalinus, mais plus extrémiste que lui dans sa méthode, ce joyau de l'intertextualité médiévale n'en offre pas moins, à sa manière, une alternative. De fait, là où Gundissalinus faisait un passage obligé de la science à la sagesse, de la connaissance naturelle à la connaissance sapientielle, le Liber laisse l'intellect de l'homme – écrasé par les images (depressus phantasiis) – incapable de connaître Dieu ; cependant, cette limitation a, pour ainsi dire, une compensation : celle de fonder la connaissance naturelle dans l'illumination divine. C'est là la place d'Augustin et le rôle des Soliloques : si la « terre » n'est pas « illuminée par le soleil, elle reste invisible » ; les « disciplines » restent aveugles sans le secours de Celui qui tout à la fois « est, brille et fait comprendre ». Face aux doctrines de Gundissalinus et à son apologie de la connaissance excessive qui a nom « sagesse », la place réservée par le Liber à l'illumination transcendante dans le pur domaine de la connaissance naturelle est le second pôle de l'avicennisme latin. C'est entre ces deux moitiés d'un même héritage que se joue l'influence d'Avicenne au Moyen Âge.

Quand, en plein xiiie siècle, Albert le Grand écrit que l'on ne peut connaître le vrai sans grâce, car « même si on a la science habituelle de quelque chose on n'actualisera ce savoir virtuel qu'en se tournant vers la lumière de l'Intellect incréé », il est, à sa manière, dans la mouvance du Liber ; quand il combine le thème du Père des lumières de l'Épître de Jacques, les théophanies de Denys et le Donateur des formes[...]

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Écrit par

  • : agrégé de philosophie, directeur d'études à l'École pratique des hautes études (Ve section, sciences religieuses), chaire histoire des théologies chrétiennes dans l'Occident médiéval

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