AVICENNISME LATIN
Aristote contre Avicenne
Si Avicenne a initié l'Occident à la philosophie en général et à l'aristotélisme en particulier, c'est Aristote qui a empêché que l'avicennisme latin ne constitue, en tant que tel, un courant doctrinal durable. Albert le Grand est ici la référence principale. Bien qu'il ait lu Avicenne dans le détail de ses authentica et des apocryphes, bien qu'il en ait vraisemblablement manié plus de versions latines que nous n'en connaîtrons jamais, bien qu'il ait donné à la psychologie avicennienne les ultimes prolongements spirituels qu'une théologie chrétienne du Moyen Âge pût s'autoriser, bien qu'il ait dans la majeure partie de ses commentaires philosophiques d'Aristote tissé son propre texte des textes d'Avicenne et d'al-Fārābī, en un mot, bien qu'il ait été pour Avicenne ce qu'Avicenne avait été pour Aristote, Albert a, en un sens, mis fin à l'avicennisme latin – une fin exceptionnelle, il est vrai, car c'est un accomplissement plutôt qu'une cessation, une fin tout de même, car, en se réalisant pleinement dans l'albertisme, l'avicennisme des dernières décennies du xiie siècle s'est dépassé dans une synthèse qui le rendait soit inutile, soit erratique. C'est qu'Albert, lecteur d'Avicenne, d'Augustin, d'Érigène et de Denys, se veut avant tout le continuateur de l'aristotélisme, ce qui, en l'espèce, signifie qu'entre Avicenne et lui il y a Aristote et Averroès, un univers de thèmes, de problèmes et de doctrines nés de la diffusion et de la montée contrariée de l'Aristoteles novus, rythmée par les censures, les méfiances et les erreurs.
Quand Albert commence son enseignement à Cologne (1248), l'avicennisme et l'augustinisme avicennisant ont cessé d'accompagner le mouvement des idées péripatéticiennes pour, au contraire, l'arrêter ou l'édulcorer. L'œuvre d'Albert est le meilleur témoignage de cette mutation, qui voit Avicenne et l'avicennisme se retourner contre le projet même d'une synthèse d'Aristote et de Denys, de la philosophie péripatéticienne et du christianisme néo-platonisant.
En dénonçant ceux qui n'ont « retenu que la surface de la lettre dionysienne », Albert attaque ce qu'on pourrait nommer l'« avicennisme ordinaire » : cette métaphysique de la lumière où le thème de fluxu nourrit une noétique de l'illumination qui ramène le flux des formes intelligibles à une sorte de théorie générale de l'« induction des formes » (inductio formarum). Ce qu'Étienne Gilson appelle « le platonisme inconséquent d'Avicenne » est cela même qu'Albert dénonce, lui, chez les Latini – c'est-à-dire, pour lui, les « partisans » médiévaux d'Avicenne (sequaces Avicennae) affirmant (avec Platon) que « les intelligibles sont en nous sur un mode habituel » (condition fondamentale de toute théorie de l'anamnèse), tout en maintenant (avec Avicenne) que l' âme doit pourtant se tourner vers les choses sensibles « pour se disposer à recevoir l'intelligible » (De anima, III, ii, 1). Une incertaine et inutile combinaison du platonisme et du péripatétisme, telle est la définition albertinienne d'un avicennisme expressément décrit comme la doctrine de « presque tous les Latins modernes ». Rejetant l'avicennisme, Albert n'en rejette pas la source. Pour lui, Avicenne est et reste un péripatéticien. Ce ne sont donc pas les thèses d'Avicenne qui sont ici critiquées, mais bien seulement l'usage qu'en font les platoniciens. Chez eux, l'avicennisme d'Avicenne devient l'élément d'un platonisme diffus qui, sous le vocable d'inductio formarum, intègre aussi bien la théorie du « Donateur des formes » (selon[...]
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Écrit par
- Alain de LIBERA : agrégé de philosophie, directeur d'études à l'École pratique des hautes études (Ve section, sciences religieuses), chaire histoire des théologies chrétiennes dans l'Occident médiéval
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