BABYLONE (Y. Reza) Fiche de lecture
Dialogue d’exilés
Elisabeth retrace ses affinités avec Jean-Lino, petit-fils d’émigrés juifs italiens du côté paternel, tandis qu’elle n’a pas connu ses grands-parents, à part la grand-mère paternelle. Partie loin des siens, elle a cumulé sans regret les petites pertes qui alimentent la mélancolie : « La mort emporte tout et c’est bon. Il faut faire de la place pour les nouveaux arrivants. » Tournés vers le passé, tous deux se sont découvert une même aversion pour leur enfance, « le même désir de l’effacer d’un trait noir ».
La narratrice aime l’album de photos de Robert Frank, The Americans, feuilleté en compagnie de Joseph Denner, amant de sa jeunesse trop tôt disparu, avec lequel elle faisait des virées en 2 CV jusqu’à Dieppe pour voir la mer. Comme si la vraie filiation se tenait dans le paysage qui éclaire l’être : « On est quelque part dans le paysage jusqu’au jour où on n’y est plus. » Les détails des photographies et des jours – rues, babioles et vêtements – captivent l’observatrice, car l’infime révèle l’irréversible temporel : les nombreux verres alignés pour la fête ou la vue sur le parking anonyme. Quant au visage triste de Jean-Lino, il exprime le vrai dénuement, entre bonté, souffrance et gaieté. Il regrette de ne pas avoir eu d'enfant et tente de se faire aimer du petit-fils de Lydie, tout en se trompant sur le garçon faussement affectueux qui l’entoure de ses bras : « Il a cru à la victoire secrète de l’amour, comme tous les amoureux éconduits, que le moindre geste inopiné suffit à enfiévrer. » Les conséquences du rappel cruel de ce lien unilatéral de Jean-Lino moqué par Lydie, ce soir-là, seront fatales à celle-ci.
Enfant, Jean-Lino écoutait son père lire un verset sur l’exil tiré du Livre des Psaumes : « Aux rives des fleuves de Babylone, nous nous sommes assis et nous avons pleuré, nous souvenant de Sion. » Le fils aimait entendre ces phrases venues du passé, venues se mêler à l’histoire des hommes, « il s’assimilait aux trimballés, aux apatrides ».
Elisabeth et Jean-Lino sont tous deux des exilés dans l’âme, rejetant leur passé, écartant la filiation ou l’appartenance, des réfugiés contraints à une position d’attente ou de repli, métaphore des déplacés de tous les temps.
Rétroactivement, le récit revient sur ces destinées incohérentes, repérant les signes annonciateurs de catastrophe, ménageant le suspense du drame – fait-divers criminel – et l’engagement de la narratrice, qui portera assistance au criminel après le meurtre de Lydie. Arrêtée, elle se soumet dans les locaux du commissariat au jeu des interrogatoires : « Tout ce que vous avez soigneusement enterré, il faut le ranimer. Tout ce que vous avez biffé, il faut le réécrire avec des caractères propres. Enfance, parents, jeunesse, études, bons et mauvais chemins. »
Babylone se penche avec brio sur la « grande identité dans le langage flic » : les détails minuscules du quotidien ouvrent un vaste espace intérieur où la chambre claire de l’existence révèle, comme en photographie, la délicatesse des affinités.
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Écrit par
- Véronique HOTTE : critique de théâtre
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