BACON FRANCIS (1909-1992)
Le thème de la figure
Un trait commun marque les œuvres de cette génération, issue pourtant d'horizons culturels divers : cette « géométrie de la peur, du désespoir et du défi » qui s'affirme dans les visions apocalyptiques des abris antiaériens de Moore, aussi bien que dans les images lancinantes de salles d'opération peintes par Barbara Hepworth ou les descriptions impitoyables, presque obsessionnelles, des objets naturels par Sutherland. C'est dans ce contexte qu'il faut situer les Trois Études pour une crucifixion de 1944 par Bacon (Londres, Tate Gallery). L'œuvre de Bacon révèle la faculté qu'a l'homme d'assumer des réalités terrifiantes. On y trouve aussi une dramatisation du quotidien.
Une de ses œuvres les plus complexes, la Peinture de 1946 (New York, Museum of Modern Art), qui juxtapose des objets détournés de leurs fonctions et sans relation logique évidente entre eux, n'a pas de référence littéraire et ne se rattache à aucune systématisation intellectuelle. Ce que Bacon définit comme le « pouvoir de suggestion » de l'œuvre naît du rapport entre le modèle (auquel est attribuée une valeur objective) et « l'accident qui désoriente la vision que, dit-il, je peux avoir de l'objet que j'ai tenté de saisir ». Quand, à partir de 1950, la figure humaine devient le sujet principal, un tel rapport revêt un caractère dramatique.
Ce thème de la figure humaine émerge lentement, à partir des premières Têtes de 1949. On le retrouvera dans les séries telles que les Papes, les Crucifixions aussi bien que dans les Nus en intérieurs et les Portraits, qui sillonnent son œuvre jusqu'aux peintures les plus récentes. On y retrouve toujours les mêmes modèles familiers : Lucien Freud, George Dyer, Isabel Rawthorne, Henrietta Moraes, et l'artiste lui-même dans la suite d' autoportraits de 1971-1972. Traquée d'année en année au fil de la mémoire, l'image se situe au-delà de l'apparence physique. C'est ce que Bacon appelle « peindre la trace laissée par l'existence humaine ». Ce décalage psychologique et émotionnel vis-à-vis du modèle est à l'origine du recours fréquent à des images déjà fixées par d'autres objectifs : séquences cinématographiques, photographies et aussi œuvres d'art célèbres. C'est ainsi qu'il emprunte au Cuirassé Potemkine d'Eisenstein l'image du visage hurlant qu'on retrouve dans maints tableaux, ou bien qu'il s'inspire directement du Portrait d'Innocent X de Velázquez pour la série des Papes. Néanmoins c'est la photographie qui représente la référence permanente dans la peinture de Bacon, notamment les célèbres albums de E. Muybridge (The Human Figure in Motion et Animals in Motion), dont dérive entre autres l'image angoissante de l'enfant paralytique qui se traîne dans une pièce vide ; la référence à Muybridge est d'ailleurs explicitée par le titre même de certains tableaux (After Muybridge, Woman emptying bowl of water and paralytic child on all fours, 1965). Isolées dans l'espace, tels des clichés d'une séquence cinématographique, les images perdent leur continuité de narration ou d'action. Elles sont « cadrées » et mises au point par un objectif imaginaire, qui impose au spectateur une séparation des temps physiques et psychologiques. À partir des premières œuvres (par exemple les Papes des années 1950), une telle modulation de l'espace est renforcée par le montage de « cages » autour des personnages. Ces cages, comme le dit Bacon lui-même, « enferment le modèle pour mieux le saisir ». Cette coexistence d'une prise directe de l'image avec la rigueur géométrique de sa mise en page rapproche son œuvre des cages de Giacometti, artiste qu'il rejoint à plus d'un égard.[...]
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Écrit par
- Laura MALVANO : maître de conférences à l'université de Paris-VIII
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