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GRACIÁN Y MORALES BALTASAR (1601-1658)

Jésuite rebelle et génial, moraliste avant tout, bien moins théoricien politique qu'analyste subtil des ressorts psychologiques du pouvoir, pédagogue désenchanté d'un art de vivre en société où la stratégie de la réussite implique surtout la tactique défensive de l'individu, fondant sur l'intelligence une morale pratique d'apparence laïque, par quoi l'honnête homme doit parvenir à cet épanouissement de la personne qui est sa seule victoire plausible devant Dieu, l'écrivain espagnol Baltasar Gracián y Morales ne cesse de fasciner la pensée européenne. La Rochefoucauld le démarque ; Voltaire le raille, mais s'en inspire ; Schopenhauer le traduit et se veut son disciple ; Nietzsche découvre en lui un précurseur de son Zarathoustra.

Lecteur passionné et critique intransigeant, il se sert des cadres formels de la rhétorique traditionnelle pour appliquer à la littérature une méthode d'analyse qui préfigure les démarches les plus modernes : examinant l'objet littéraire comme un fait de langage reflétant des structures mentales précises, il en démonte les mécanismes intemporels pour aboutir à une typologie qui est finalement celle de l'intellect.

Incomparable artiste du mot, dont il utilise tous les niveaux sémantiques sans que jamais le jeu esthétique lui fasse oublier la finalité éthique de sa démarche, démythificateur impitoyable d'une société d'illusions, Gracián dresse son œuvre comme un gigantesque retable baroque chargé de signes, d'emblèmes et de symboles, où la miniature littéraire multipliée à l'infini intègre ses énigmes partielles au déferlement plastique de monstres dont la somptuosité séduisante ou terrifiante dissimule, sous un torrent de formes mouvantes, l'architecture rigide d'une géométrie de labyrinthe, où l'homme doit, par sa seule intelligence, décoder le dédale qui mène au tabernacle de la personne.

Un jésuite indocile

Aragonais de Belmonte, fils d'un médecin de village, Gracián appartenait à une famille dont les cinq enfants connus entrèrent dans les ordres : signe de piété, mais aussi de ressources modestes. Novice de la Compagnie de Jésus en 1619, profès en 1635, grand dévoreur de livres, il mène la vie terne et souvent décevante d'un professeur de province, déplacé de collège en collège par le hasard des besoins, le gré de ses supérieurs et les contrecoups de la guerre civile et étrangère qui déchire le royaume d'Aragon. C'est sur ce fond de grisaille que se détachent les événements qui le font pénétrer provisoirement – en invité, pas en égal – dans une classe à laquelle il était étranger : son amitié avec Lastanosa, mécène d'un cercle d'érudits provinciaux ; sa désignation comme confesseur du vice-roi d'Aragon ; ses succès de prédicateur à Madrid, flatteurs, mais sans lendemain ; enfin, épisode héroïque de la vie d'un clerc, son action au siège de Lérida (1646) comme aumônier de l'armée du marquis de Leganès.

Mais ces éclairs n'illuminent que fugitivement la banalité d'un milieu professionnel en proie aux jalousies, aux petites intrigues de clans, aux querelles régionalistes exacerbées par la guerre. Gracián ne s'y fait guère d'amis et semble peu s'en soucier. Sa stature intellectuelle, ses relations mondaines, son nationalisme aragonais, son caractère entier, sa causticité, son dédain implacable des médiocres exaspèrent les inimitiés jusqu'à la haine, cependant que ses succès littéraires – obtenus sous des pseudonymes et en violation systématique de la règle – déchaînent le scandale au sein d'une Compagnie inquiète des attaques jansénistes. C'est alors le drame final, non recherché, mais non esquivé par ce jésuite indocile : attaqué dans un libelle féroce, dénoncé au général, destitué de sa chaire, soumis à pénitence et à surveillance, exilé au monastère de[...]

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Écrit par

  • : maître assistant de langue et littérature espagnoles, U.E.R. de la faculté des lettres et sciences humaines, université de Clermont-II

Classification

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