GRACIÁN Y MORALES BALTASAR (1601-1658)
L'odyssée de l'intelligence
Chez Gracián, art et morale ne s'opposent pas, ils se complètent. Le lien éthique-esthétique explique que l'esprit de finesse soit déjà partie déterminante des qualités souveraines de l'« homme universel », développées de façon significative chacune dans un genre littéraire différent. Aussi bien le traité De la finesse et du bel esprit (Agudeza y arte de ingenio, 1648) n'est-il pas une simple rhétorique moderniste, non plus qu'une anthologie exemplaire du conceptisme. La littérature n'y est pas illustration, mais objet d'analyse, matière d'une possible science. Puisant dans tous les temps et dans différentes langues, Gracián démontre que le conceptisme n'est pas une école, mais l'expression de structures mentales universelles : en analysant la mécanique du jeu des concepts corrélatifs et contradictoires, le jésuite aragonais y pressent, sur le plan esthétique, le caractère créateur de la dialectique.
C'est dans cette perspective de l'unité de l'intelligence que prend son véritable sens L'Homme détrompé (El Criticón, 1651-1657), prodigieux chef-d'œuvre conceptiste où foisonnent, au confluent de l'emblématique et de la suasoria, les mythes, l'histoire, la légende, les dits, les proverbes, la somme philosophique de l'Antiquité, de la Renaissance et du Siècle d'or, en un récit qui n'entre dans aucun genre déterminé, invente avant la lettre le roman allégorique et le conte philosophique et apparaît surtout comme l'aboutissement somptueux et nécessaire de la dogmatique gracianesque. Car si l'homme dédoublé Andrenio-Critilo est le héros de l'odyssée de la vie selon un parcours où l'espace géographique et allégorique n'est que la dimension des âges, le véritable protagoniste est ici le Monde, celui que sous-entendaient les traités de morale. Face à l'axiomatique du comportement, le Criticón c'est l'univers démasqué de la circonstance.
Mais l'apparente abstraction de l'œuvre ne doit pas abuser. Le parcours de la vie s'y inscrit dans une histoire qui est bien celle de l'Espagne de la première moitié du xviie siècle, guettée par la décadence économique et la médiocrité politique, en proie aux déchirements de la guerre de Catalogne, inquiète de la pénétration des idées jansénistes que Gracián dénonce dans l'épisode célèbre du Yermo de Hipocrinda. Car ce jésuite « indocile » assume totalement la rhétorique et la casuistique de la Compagnie et la symbolique du Criticón apparaît comme l'épanouissement éblouissant de la symbolique jésuitique.
En quête d'une insaisissable Félicité qui n'est pas de ce monde, perdu dans le déferlement énigmatique du circonstanciel, séduit, trompé, abattu, mais aussi averti, relevé, guidé un instant par la main secourable des mystérieux maîtres de la sagesse – héros, philosophes ou livres – dont l'humanité jalonne sa lente ascension vers la Raison, l'Homme, de désillusion en désillusion, parvient finalement à l'île d'Immortalité où, dans le crépuscule dérisoire des géants de l'histoire, son couronnement en tant que personne annonce que les temps inéluctables sont venus où parvenir à être simplement un homme constitue l'héroïsme suprême. Car ici la réussite sociale n'est plus rien que le moyen de se présenter devant Dieu riche d'un actif à rejeter, ad majorem Dei gloriam, en un ultime désabusement typiquement ignacien... Satire monumentale et féroce, le Criticón brosse la fresque hallucinante d'une odyssée qui est celle de l'intelligence dans un univers décrypté. Et ce n'est pas la moindre surprise du lecteur moderne que de découvrir, au cœur d'une fantasmagorie génialement baroque, l'ambiguïté des figures à facettes d'un Picasso[...]
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Écrit par
- Charles MARCILLY : maître assistant de langue et littérature espagnoles, U.E.R. de la faculté des lettres et sciences humaines, université de Clermont-II
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