BANLIEUE
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Les banlieues à l'ère des métropoles
Si les banlieues des villes moyennes ou en forte croissance correspondent encore largement au tableau qui vient d'en être fait, le développement de vastes métropoles, notamment dans la seconde moitié du xxe siècle, ainsi que l'évolution des modes de vie, liée en partie au développement de l'automobile, modifient profondément l'équilibre et les rapports entre centre et périphérie, et remettent en cause la vision de la banlieue comme « excroissance » de la ville.
La première raison de ce changement est tout simplement quantitative. Si l'on prend les surfaces, les banlieues des grandes villes en occupent la quasi-totalité. Ainsi la banlieue de l'agglomération parisienne occupe-t-elle 96 p. 100 de la superficie de celle-ci ; elle rassemble 78 p. 100 de sa population (au début du xxe siècle, la population de la ville de Paris représentait encore plus de la moitié de celle de l'agglomération). Les proportions sont évidemment moins fortes dans les villes plus petites : la banlieue de Meaux (Seine-et-Marne) représente 75 p. 100 de la superficie de l'agglomération, mais seulement 27 p. 100 de sa population. En termes d'emplois, le centre défend mieux sa place, mais la « banlieue » francilienne en accueille presque 70 p. 100, y compris des pôles de fonctions élevées ou prestigieuses comme La Défense ou Roissy. La banlieue constitue désormais l'essentiel des métropoles.
Cette croissance très rapide en surface s'explique principalement par le comportement des citadins face aux progrès des transports : ils ont utilisé ces progrès non pour gagner du temps, mais pour aller plus loin et s'offrir des logements plus spacieux et moins chers. La croissance en surface a changé aussi la structure et les paysages des banlieues métropolitaines. Tout d'abord, elles ne sont plus continues ; le jeu des voies rapides a favorisé le développement d'extensions lointaines, isolées du reste de l'agglomération mais efficacement reliées à elle. Entre deux extensions discontinues, l'espace rural domine : ainsi l'espace de la « grande couronne » parisienne est-il rural à 84,5 p. 100 (dont 24 p. 100 de forêts). Jadis considéré comme résiduel et voué à disparaître, cet espace, quoique menacé et souvent grignoté, est de plus en plus protégé : l'Ile-de-France compte quatre parcs naturels régionaux couvrant 13 p. 100 de sa surface, le Kent, qui constitue la banlieue sud-est de Londres et en même temps le « jardin de l'Angleterre », est un véritable conservatoire des mesures de protection de la nature et des paysages.
Certes, la banlieue reste constituée de la juxtaposition d'espaces aux fonctions bien différenciées, et n'offre que rarement la mixité de fonctions ou la mixité sociale qui caractérisent les centres-villes. En revanche, la diversité s'est accrue, tant en termes de population, d'habitat que de fonctions et, dans tous ces domaines, l'éventail le plus large est présent, des quartiers résidentiels de standing aux cités H.L.M. et aux bidonvilles, des usines d'incinération aux technopoles « paysagées » avec le plus grand soin. Le niveau de services et d'équipements va de la quasi-absence dans des zones purement résidentielles à un niveau très honorable dans les centres anciens (Versailles par exemple) ou dans les « villes nouvelles » créées dans ces banlieues justement pour remédier à leur sous-équipement. Celui-ci touche d'ailleurs très inégalement les habitants, les ménages équipés de plusieurs voitures, de plus en plus nombreux, réussissant à mener le mode de vie qui leur convient au prix de longues heures passées en voiture, alors que les ménages les plus pauvres et les plus âgés se sentent de plus en plus « piégés » voire « assignés à résidence » dans des quartiers mal desservis par les transports en commun.
Face à ces changements, certains se demandent si ce n'est pas la « ville » elle-même qui est en train de se reconstituer en banlieue, sous une forme plus dispersée et à partir de modes de vie fondés sur la mobilité. Les Américains parlent de l'edge city, terme exprimant l'idée qu'une autre ville est en train de naître sur les marges, et notamment autour des pôles périphériques. En France, depuis l'étude lancée en 1997 par le plan Urbanisme et Construction du ministère de l'Équipement, on parle de « ville émergente », pour dire qu'un mode de vie nouveau est en train d'émerger en banlieue, organisé notamment autour de ses centres commerciaux.
Certes, les villes-centres gardent toute leur importance et attirent même à nouveau la population, dans de très grandes villes comme Londres, mais il est clair que les modes de vie divergent de plus en plus entre centres et périphéries. D'un côté, les habitants des zones centrales renoncent de plus en plus à la voiture au profit de la marche ou des transports en commun et, lorsqu'ils sont jeunes, privilégient un mode de vie où les sorties et la vie nocturne se développent aux dépens de la télévision. Dans les pays anglo-saxons, on parle de yuppies (young urban professionals : jeunes « cadres dynamiques » urbains) et de dinkies (double-income no kids : deux revenus, pas d'enfants). Au contraire, en banlieue, la dépendance automobile ne cesse de s'accroître, et la télévision accapare l'essentiel des loisirs, avec l'entretien de la maison et du jardin. Si la voiture, les hypermarchés et la télévision sont les symboles de la modernité, alors c'est dans les banlieues qu'il faut désormais chercher la modernité ; mais peut-être les centres sont-ils déjà postmodernes ?
Les pays en développement sont également touchés par cette remise en cause de la notion de « banlieue » dans son sens un peu dépréciatif. Des années 1960 aux années 1980, les « bidonvilles » ont monopolisé l'attention, et attiré des diagnostics qui en faisaient des extensions plus ou moins pathologiques de la ville, associant illégalité des procédures et de l'appropriation du sol, sous-équipement et économie « informelle ». Les travaux de nombreux géographes, et notamment de Philippe Haeringer, conduisent à revoir cette conception : les quartiers « spontanés » sont sans doute en train de devenir une forme stable et viable de la croissance urbaine dans ces pays. Leur statut, comme leur bâti et leur voirie, se « consolide » la plupart du temps au fil des années. Leur économie, quoique largement « informelle » par rapport aux économies occidentales hyper-administrées, réussit à répondre à une partie des besoins quotidiens des populations locales, tout en ne recevant que quelques « miettes » de l'économie générale liée à la mondialisation.
L'héritage urbain prestigieux de l'Europe, qui conduit assez spontanément à déprécier les banlieues, ne doit donc pas nous aveugler : les banlieues sont aujourd'hui le plus souvent les territoires de la normalité résidentielle, notamment dans les pays anglo-saxons et dans de nombreux pays du Sud, elles sont aussi les territoires de la modernité, notamment dans les pays en développement et d'urbanisation rapide comme en Asie.
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Écrit par
- Jean BASTIÉ : président de la Société de géographie, professeur émérite à l'université de Paris-Sorbonne
- Stéphane BEAUD : professeur en sociologie, École normale supérieure
- Jean ROBERT : professeur à l'université de Paris-Sorbonne, membre de la section prospective et planification du conseil économique et social de la Région Île-de-France
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- JEUNESSE
- HABITATIONS À LOYER MODÉRÉ (HLM)
- AGGLOMÉRATION
- OUVRIÈRE CLASSE
- MILITANTISME
- PAYS EN DÉVELOPPEMENT (PED)
- URBANISME AU XXe ET AU XXIeSIÈCLE, France
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